Un Dimanche à La Piscine à Kigali
pour la plupart, et à minuit, invariablement, Bertrand et Olivier.
— Tiens ! le Canadien ! Une Primus ! Je t’ai gardé des charcuteries qui restent de la réception de l’ambassade d’Allemagne. Tu en fais, une tête. Tu sais, en Belgique, on dirait une tête de moule. Tout mou dans la coquille. D’accord, t’as pas la tête à la plaisanterie. Prends ta bière et va voir ton ami Raphaël. Il t’attend depuis deux heures.
Bertrand fit un signe de tête vers une des deux banquettes en U.
Valcourt ne voulait pas voir Raphaël. Il aurait bien aimé consacrer une petite heure à ses angoisses personnelles.
Ils dormaient tous les deux sur la banquette du fond, Raphaël et Méthode. Inséparables depuis leur enfance à Butare. Puis à l’école, à la Banque populaire, chez Lando, chez les filles qu’ils partageaient systématiquement. Deux frères. Inséparables encore plus depuis deux ans, depuis que Méthode avait appris qu’il avait « la maladie », comme si de ne pas le nommer éloignait un peu le sida.
Méthode voulait mourir à l’hôtel. Mourir dans le luxe, qu’il avait dit. Surtout pas au pavillon de médecine interne du Centre hospitalier de Kigali, où l’on agonisait deux ou trois par lit, où il n’y avait plus d’aspirine depuis trois semaines, où les médecins belges profitaient de ce large réservoir de malades pour préparer la communication scientifique qui leur ouvrirait les portes de la Conférence internationale annuelle sur le sida. Cette année, on cherchait avec encore plus de fièvre… La conférence se tenait à Tokyo.
Pour le luxe, il ne fallait pas compter sur le petit salaire de Raphaël qui disparaissait presque totalement dès que Méthode développait une mycose qu’il devait traiter au Nizoral (une semaine de salaire pour une semaine de médication) ou dès qu’on l’hospitalisait. Il fallait alors payer pour obéir aux diktats du Fonds monétaire international et aussi pour la nourriture et aussi pour le garde-malade. Raphaël avait vendu sa moto. Trois mycoses, une perfusion et deux hospitalisations plus tard, ne restait plus du petit magot que la valeur du guidon.
Méthode n’en avait plus que pour quelques jours. Une semaine, peut-être deux. Raphaël le porta sans peine dans la chambre de Valcourt comme on porte un enfant. Méthode ne pesait plus qu’une quarantaine de kilos. Assemblage ténu et fragile, souvenirs, ou plutôt vagues évocations de ce que sont un bras, une jambe, un cou. Seule l’immensité des yeux dans ce visage à la Giacometti rappelait la douce et fine tête d’ébène que les femmes aimaient.
Méthode esquissa un filet de sourire quand il entendit le bruit de l’eau qui emplissait la baignoire. Un bain chaud. Tel était son premier désir. « Avec beaucoup de mousse. » La mousse, on la trouva chez la voisine du 314, une experte italienne qui s’habillait via Condotti, à Rome, et qui avait la curieuse habitude, pour une experte en mission, de passer la journée à la piscine en attendant que le chef de mission revienne de son travail à la Banque mondiale. Celui-ci, député démocrate-chrétien qu’une odeur de scandale avait recyclé dans le développement international, était justement en conciliabule d’experts avec Lisa quand Valcourt vint demander si elle ne lui donnerait pas un peu de bain moussant.
— À cette heure !
— Oui, c’est pour un mourant.
Ce genre de réponse, qu’il pratiquait depuis longtemps avec un plaisir féroce, ne tolère aucune repartie, provoque un silence gêné chez l’interlocuteur et installe une distance salutaire.
Méthode voulait mourir propre, soûl, gavé et devant la télévision. Une fin triomphale pour une vie de trente et un ans, une fin qu’il ne craignait plus car il préférait mourir du sida que haché par une machette ou déchiqueté par une grenade. « C’est le sort qui attend tous les Tutsis. Il faut partir ou mourir avant l’Holocauste. » Depuis que la maladie le retenait au lit, il lisait tout ce qu’il pouvait trouver sur les juifs. Tutsis et juifs, même destin. Le monde avait connu l’Holocauste scientifique, froid, technologique, chef-d’œuvre terrifiant d’efficacité et d’organisation. Monstre de la civilisation occidentale. Péché originel des Blancs. Ici, ce serait l’Holocauste barbare, le cataclysme des pauvres, le triomphe de la machette et de la massue. Déjà, dans la province de Bugesera, les cadavres flottaient sur le
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