Un Dimanche à La Piscine à Kigali
qu’ombres, scintillements et rumeurs fugaces. C’est ainsi, pense-t-il, que Dieu doit voir et entendre notre incessant fourmillement. Comme sur un écran géant de cinéma avec son Dolby quadriphonique. En buvant un quelconque hydromel et en grignotant un pop-corn céleste. Spectateur intéressé mais distant. C’est ainsi que les Blancs de l’hôtel, petits dieux instantanés, entendent et devinent l’Afrique. D’assez près pour en parler et même écrire à son sujet. Mais en même temps si isolés dans leurs ordinateurs portatifs, leurs Toyota climatisées et leurs chambres aseptisées, si entourés de petits Noirs en cure de blanchiment, qu’ils croient noire l’odeur des pommades bon marché et des parfums de la boutique hors taxe de Nairobi.
Une grenade explose, sans doute la dernière de la nuit car la brume se dissipe. C’est l’heure où les assassins vont dormir.
Un homme si jeune et si beau devait mourir comblé, ne serait-ce que des yeux. Car seuls les yeux et les oreilles (il faudrait penser à la musique) pouvaient encore lui procurer quelque plaisir. Il voulait s’envoler avec le souvenir d’une « vraie femme ». Agathe, qui souhaitait changer de prénom parce que c’était celui de la femme du président, ferait l’affaire. Elle avait plus de seins que Jayne Mansfied et plus de cul que Joséphine Baker. Avec ça, un sourire accroché en permanence à son visage comme un panneau publicitaire, des yeux rieurs, la chevelure en cavale et une bouche juteuse comme une grenadine. Maîtresse femme que cette Agathe, tenancière du salon de coiffure de l’hôtel, oui, tenancière et madame aussi, car si l’on s’y faisait coiffer, généralement à l’européenne, c’est aussi là que se négociaient le territoire des filles, les prix et bien d’autres choses, comme la marijuana qui venait directement de la forêt de Nyungye, le domaine privé du président, et qu’apportait chaque semaine un colonel lubrique, qui se faisait payer en nature et sans capote. Agathe, à qui l’horreur de la misère et la contemplation de la « richesse » des Blancs avaient donné une solide culture capitaliste, appelait cela du « capital de risque ». Elle obéissait aux lois du marché.
De l’avenue de la République qui encercle l’hôtel provenait le pas déjà lourd des employés qui entreprendraient dans quelques minutes leur journée de seize heures. En quelques mouvements mille fois répétés, ils se glisseraient dans une chemise blanche, un nœud papillon et un sourire trop large qui devrait résister à seize heures de caprices, de condescendance, d’impatience, de mépris mal dissimulé et parfois d’une sorte de tiers-mondisme si gentiment chaleureux que l’interpellé noircissait sa propre situation pour faire plaisir au Blanc esseulé. « Comment vont tes enfants ? » plutôt que « Tes enfants sont-ils bien nourris ? », voilà ce qui pourrait faire naître une vraie conversation.
Personne ne s’était jamais demandé pourquoi leur sourire avait autant de dents et si peu de regard. Valcourt appelait cela « le sourire dichotomique ».
On cogna à la porte. Raphaël ronflait. Méthode râlait. Zozo, qui venait de prendre son service, savait tout. Il venait voir le malade et aussi prévenir tout le monde que la direction ne serait pas heureuse qu’on transforme ainsi une chambre d’hôtel respectable en chambre d’hôpital pour un visiteur atteint d’une maladie honteuse et au surplus si contagieuse. Il aimait bien Méthode mais pas au point d’accepter qu’il meure chez lui. Les autres employés refuseraient peut-être de travailler sur cet étage et, sûrement, ne voudraient pas faire la chambre. Zozo avait offert de mettre Valcourt en contact avec un cousin qui travaillait à l’hôpital et il avait rappelé, tout en soulignant son désaccord profond, que la politique de la maison était maintenant très stricte. « On doit payer une nuitée supplémentaire pour toute personne non enregistrée qui passe la nuit dans la chambre d’un client, même si le client est un bon client comme vous, monsieur Bernard. À moins, bien sûr, monsieur Bernard, que la nuitée supplémentaire soit celle d’une amie à vous. Et mon cousin, il est infirmier diplômé et il a beaucoup d’influence. »
Zozo était toujours prêt à rendre service car il devait nourrir ses nombreux enfants et il n’y parvenait pas avec son maigre salaire de pion. Seule la générosité
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