Un Dimanche à La Piscine à Kigali
lac Mugesera et allaient rejoindre la Kagera, source légendaire du Nil. C’est ainsi qu’on avait décidé de renvoyer les Tutsis chez eux, en Égypte, comme le clamait Monsieur Léon qui possédait une belle maison à Québec et qui, ici, faisait son petit Hitler. Ce serait sale, laid, plein de membres tranchés, de ventres de femmes déchirés, d’enfants aux pieds coupés pour que ces cafards ne puissent plus jamais marcher et combattre. Méthode n’était pas triste de mourir. Il était soulagé.
Raphaël et Valcourt sont assis sur le bord de la baignoire et regardent ailleurs pendant que Méthode parle. Un filet de voix feutrée, qui a besoin d’un appui pour commencer chaque phrase. Et cet appui, Dieu sait où il le trouve, mais il le trouve et se précipite comme pour arriver avant la fin de son souffle.
« Vous êtes aveugles ou quoi ?… Vous ne voyez pas ? Tout fout le camp. Avant, on faisait semblant, on vivait, du moins quelques heures ; on parlait, du moins quelques minutes. » Silence, respiration qui va chercher son appui presque dans les pieds, silence, respiration qui vient d’aussi loin que le ventre de la terre et qui gronde comme un volcan. « Aujourd’hui, quelqu’un entre, on dit Tutsi, Hutu, sidéen… On se trompe souvent, mais ce n’est pas important. Nous vivons tellement dans la peur que cela nous rassure de désigner l’ennemi et puis, si nous ne pouvons pas deviner, nous l’inventons. » Silence. Il tente de continuer. Mais ils n’entendent que le gargouillement d’un animal qu’on étrangle, puis sa tête se penche sur le côté, comme celle d’une chèvre au bout d’un long cou cassé, une tête comateuse glissant dans la mousse qui emplit la salle de bains d’odeurs et de parfums lascifs.
Raphaël et Valcourt auraient préféré que Méthode soit déjà mort.
Ce ne sera pas pour cette nuit.
Méthode siffle, râle, ronfle, hoquette, puis sombre dans un sommeil qui n’est pas loin de la mort. Raphaël s’est installé dans l’autre lit qu’il n’a pas défait, assis plus qu’allongé, le regard perdu dans la télé qui détaille avec adulation les dernières créations de la mode automne-hiver.
« Elles ont toutes le sida, ces filles, murmure Méthode. Maigres comme moi, des yeux énormes comme les miens et des bras et des jambes, comme les miens… Je veux une vraie femme avant de mourir, avec des seins qui débordent, des mains et des fesses, de vraies fesses. »
Il lui reste le désir, et le désir l’étouffe autant que ses poumons troués par la tuberculose. Un râle dit : « Une vraie femme. » Et le râle s’endort.
Valcourt, sur le balcon, tente de dormir dans une chaise basse, elle aussi en résine de synthèse. Il y a de la résine partout dans cet hôtel planté dans un pays de bois.
— Elle est belle, Claudia Schiffer ? demande Raphaël.
— Non, je préfère Gentille, et puis laisse-moi dormir.
— On ne dort pas à côté d’un mourant. On veille. Et puis, il faut lui trouver une vraie femme… tu sais avec des seins et un cul et des cuisses de négresse. Il n’est pas moderne comme moi… il aime encore les négresses. Demain, on va demander à Agathe. Il a toujours voulu Agathe.
Ils veillent mais dorment quand même, instants volés, petits abîmes d’oubli. Ils se relaient, passant de la chaise de résine inconfortable au lit moelleux.
Le matin, la vie s’éveille comme si une ville entière sortait du coma, étonnée d’être vivante tout en comptant ses morts. Beaucoup de gens dans ces pays ont la politesse ou la discrétion de mourir durant la nuit, comme s’ils ne voulaient pas déranger les vivants.
Avant les humains, bien avant les coqs et les choucas, les chiens lancent le premier cri ; toute une faune braillarde et hurlante, dont les plaintes et les lamentations percent les poches de brume irisées qui emplissent les cent vallées courant dans la ville. Du balcon de la chambre 314, perchée sur la plus haute colline de Kigali, l’âme satisfaite d’elle-même peut facilement se croire installée au paradis quand elle surplombe ces nuages effilochés masquant les milliers de lampes à huile qu’on allume, les bébés et les vieux qui crachent leurs poumons, les braseros qui puent, le sorgho ou le maïs qui cuisent. Cette brume qui prend progressivement toutes les couleurs de l’arc-en-ciel agit comme un coussin protecteur en technicolor, un filtre qui ne laisse passer de la vraie vie
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