Un Dimanche à La Piscine à Kigali
de ses clients permettait de maintenir en vie toute cette marmaille. Son amour pour sa famille et quelques milliers de francs que lui glissa Valcourt, « pour les enfants », firent en sorte que le Centre hospitalier de Kigali fut soulagé de plusieurs sacs de soluté et d’une bassine. Le cousin n’était pas infirmier diplômé, mais magasinier à la pharmacie. Il n’exerçait aucune influence, mais, débrouillard et rusé, il fournissait la famille élargie en médicaments et en pansements.
Élise, infirmière canadienne plus têtue qu’une chèvre et plus généreuse qu’un champ de coquelicots, s’occupa de la perfusion. Méthode mourrait, comme il l’avait souhaité, dans sa chambre privée. Déferla alors un flot continu de visiteurs. Parents immédiats, puis éloignés, amis, collègues de travail et enfin vagues connaissances. Méthode souriait parfois ; il ne savait pas qu’autant de gens l’aimaient. Un inspecteur sanitaire, accompagné d’un policier, dut constater qu’aucun règlement n’avait été enfreint, d’autant plus qu’en discutant avec Raphaël il se découvrit des liens de parenté avec le mourant. Il se fit un plaisir de délivrer un certificat attestant que le malade ne pouvait être déplacé. Il fit mine de refuser les cinq mille francs qu’on lui tendait, mais pensa à ses nombreux enfants et au fait qu’il n’avait pas été payé depuis trois mois. Bien plus, son petit commerce de médicaments battait de l’aile. La pharmacie manquait d’aspirine depuis un mois et n’avait pas vu l’ombre d’un antibiotique depuis deux semaines. Il avait bien tenté d’écouler une partie des médicaments antituberculeux, mais sans grand succès, puisqu’on en distribuait gratuitement chez les missionnaires qui étaient presque aussi nombreux que les tuberculeux.
Le directeur belge, monsieur Dik, qui avait mandé l’inspecteur sanitaire mais oublié de lui faire un cadeau, vint pointer son gros nez purulent dans la porte qu’on avait laissée ouverte en raison du va-et-vient incessant. Il fut accueilli par Agathe, qui lui offrait régulièrement ses monts et ses collines de chair ferme en gage d’amitié ou de loyer en retard. Madame Agathe usait de son corps opulent comme d’autres utilisent leur carnet de chèques. Monsieur Dik avait tâté, caressé, sucé les seins qu’elle lui présentait l’un après l’autre comme on offre des gâteaux à un enfant gourmand. Il avait tripoté ses fesses et glissé sa main entre ses cuisses humides. Et il avait joui en le faisant. Mais il n’avait jamais vu nue Agathe qui, parcimonieusement, ménageait ses effets et conservait une partie de son capital pour les grandes occasions. Quand il s’écria : « Monsieur Bernard, ça ne peut pas durer… », elle serra le petit homme sur sa poitrine et le porta littéralement dans la salle de bains. « Monsieur Dik, je t’emmène au paradis. » Et elle ferma la porte. Cinq minutes plus tard, le directeur encore tout frissonnant de plaisir vint saluer Méthode, avec tout le respect et la compassion étudiée que la politesse et les circonstances exigeaient.
Puis la mère de Méthode arriva et les visiteurs se retirèrent. Son visage de chat amaigri était raviné, son regard, fixe et vide. Elle s’assit sur une chaise droite et prit la main de Méthode, qui esquissa un maigre sourire de reconnaissance. Elle ne le regardait pas. Elle seule dans toute la colline savait que son fils souffrait de « la maladie ». Elle n’avait pas honte, non, mais ne voulait pas se préoccuper des cancans, du rejet, des jugements et du mépris. Si Méthode mourait d’une maladie honteuse, c’était qu’il était né dans la honte. La honte de la pauvreté, celle de la discrimination, de l’université interdite, de la bourse refusée, de la terre et de la maison si exiguës qu’il était vite parti pour la ville, la honte du mariage impossible pour cause de pauvreté et de pénurie de logement, et puis une fille pour quelques brochettes et une bière, une fille pour oublier l’emprisonnement et la peur, une fille pour une petite jouissance rapide, ce n’est pas un péché, c’est une imitation du bonheur. C’est ce qu’elle pensait en murmurant ce qui devait être des prières. Et puis mourir à trente-deux ans ou à quarante massacré par des soldats ivres, ou à quarante-deux ans de la malaria ou à cinquante-cinq ans, comme elle, de lassitude et de tristesse… Quelle
Weitere Kostenlose Bücher