Un Dimanche à La Piscine à Kigali
histoires se répétaient. Des voisins, des amis, parfois des parents étaient venus et ils avaient tué. Dans le désordre peut-être, mais efficacement. On les connaissait, on les nommait. Chaque cadavre possédait un assassin connu. Dans les petites villes et les chefs-lieux, le génocide avait été plus systématique. On avait organisé des réunions, lancé des mots d’ordre, donné des directives, tracé des plans. Si les méthodes paraissaient aussi inhumaines, si les assassins tuaient avec une telle sauvagerie, ce n’est pas qu’ils agissaient dans l’improvisation et le délire, c’est tout simplement qu’ils étaient trop pauvres pour construire des chambres à gaz.
C’est à Nyamata, bourgade paresseuse qui allonge ses maisons basses dans une large rue sablonneuse, qu’ils comprirent vraiment. Ils arpentaient les sentiers d’un deuxième Holocauste. On les mena à la « paroisse », qui au Rwanda rassemble plusieurs bâtiments : école, clinique de soins de santé, institut de formation, pensionnat, une véritable forteresse de briques rouges autour de l’église. Les soldats qui montaient la garde leur déconseillèrent d’aller plus loin. De la dizaine de bâtiments provenait une puanteur plus insupportable que celle du purin de porc fraîchement épandu un jour de canicule. Ce n’était pas l’odeur de la mort, mais celle de toutes les morts et de toutes les pourritures. Au début des massacres, presque tous les Tutsis avaient eu le même réflexe. Les miliciens n’oseraient pas s’attaquer à la maison de Dieu. Par dizaines de milliers, de toutes les collines et de tous les hameaux, ils avaient couru, marché dans la nuit, rampé, et avec un grand souffle de soulagement s’étaient accroupis dans le chœur d’une église, dans l’entrée d’un presbytère ou dans une classe sur laquelle le crucifix veillait. Dieu, le dernier rempart contre l’inhumanité. En ce doux printemps, Dieu et surtout la plupart de ses pieux vicaires avaient abandonné leurs brebis. Les églises devinrent les chambres à gaz du Rwanda. Dans chaque édifice de la paroisse de Nyamata, des centaines et des centaines de corps s’empilaient. Trois mille personnes s’étaient entassées dans l’église ronde, sous le scintillant toit de tôle. Elles avaient refermé derrière elles les deux lourdes portes de fer forgé. Les assassins, frustrés de ne pouvoir entrer, achevèrent le travail à la grenade. Quelques dizaines de grenades firent l’affaire et percèrent mille petits trous dans le toit, qui en ce jour ensoleillé formaient mille diamants de lumière sur le sol de l’église. Entre trois diamants, Valcourt crut reconnaître le cou de Gentille.
Ils ne tenaient plus la chronique des survivants, ou si peu. Leurs guides, efficaces et déterminés, les menaient de fosse commune en fosse commune, d’église en église.
Ils étaient presque rendus à Kigali, mais ils durent faire une halte à Ntarama, où des soldats du FPR les menèrent encore une fois à l’église. Le même tapis informe de corps, le même souffle de putréfaction qui n’entre pas par le nez mais par la bouche et qui envahit les tripes, comme si l’odeur de la mort des autres voulait sortir tout ce qui était vivant du corps de Valcourt. Son ventre s’était vidé depuis des jours, seul un filet de bile perlait aux commissures des lèvres. À un tournant de la route, il vit la première colline de Kigali. Il retrouvait le lieu de Gentille, là où il se sentait comme dans sa propre maison.
La ville était calme et vide. Seuls quelques véhicules militaires roulaient sagement sur le long boulevard de l’OUA. Aux principaux carrefours, quelques soldats disciplinés et polis faisaient le guet. L’interminable ruban de cadavres avait disparu. Là où auparavant s’exhibait la mort la plus impudique, on avait creusé de longues tranchées qui faisaient un ourlet ocre au bitume. Parfois, on distinguait une tache de couleur, une chemise, une robe, un fichu rouge que la chaux ne recouvrait pas complètement. Valcourt s’arrêtait devant chaque fosse, espérant ne reconnaître personne. Il marchait lentement, examinant les vêtements, scrutant la forme des corps, tentant de deviner les visages. La peur avait remplacé l’horreur. Mais c’était une peur contradictoire, ambiguë, qu’il ne parvenait pas à cerner. Tout ce qui lui restait de logique, de capacité d’analyse, tous les témoignages qu’il avait entendus,
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