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Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Titel: Un Dimanche à La Piscine à Kigali Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gil Courtemanche
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disciplinés. Les cadres étaient issus d’écoles militaires anglaises ou américaines. Depuis déjà deux jours, le FPR avait libéré la petite ville de Byumba où se réfugiaient ceux qui avaient réussi à fuir les pogroms.
    Une semaine plus tard, Valcourt arpentait le plateau boueux de Byumba, où s’entassaient déjà cent mille réfugiés. Avec Raïka, une Somalienne qui travaillait pour African Rights, il recueillait le témoignage des rescapés pour qu’on puisse écrire la véritable histoire du génocide qui se poursuivait toujours à cent kilomètres au sud. Il évoluait dans un curieux univers, composé exclusivement de femmes, de vieillards et d’enfants. Leur regard n’était pas vide, mais affreusement absent, tourné vers l’intérieur ou tout simplement mort. Comme des voyants qui refuseraient de voir. Seules quelques femmes acceptaient de parler, à voix basse, les yeux plantés dans le sol et qui y restaient longtemps après qu’elles avaient terminé la description, presque clinique (car elles ne possédaient que des mots concrets), de l’assassinat de leur mari, de leurs fils. Les viols, ces femmes tellement prudes et timides, elles les décrivaient avec un luxe de détails qui donnaient le frisson, comme si elles rédigeaient le rapport de leur propre autopsie. Elles évoquaient les pires mutilations et les plus perverses agressions avec un calme, une distance qui les rendaient encore plus atroces. Et Valcourt, bien sûr, dans chaque histoire qu’il consignait, croyait deviner celle de Gentille. S’il était revenu avec un mince espoir de la revoir, les quatre semaines qu’il avait passées à Byumba le firent disparaître. Il avait interviewé une centaine de personnes qui avaient réussi à fuir Kigali, dont quatre qui avaient séjourné au Mille-Collines. Nulle trace de Gentille. Il irait à Kigali pour connaître l’histoire de la mort de Gentille et de sa fille. Puis… puis, il… il ne put terminer la phrase qu’il demandait à ses neurones de former. Le silence s’installa dans sa tête comme l’absence avait fait son nid éternel dans le regard des femmes.
    Pour se rendre de Byumba jusque dans la grande région de Kigali, ils mirent une semaine en suivant un bataillon de soldats du FPR. Une sorte de descente aux enfers. Curieux parcours, un peu comme celui du chrétien qui, le Vendredi saint, effectue son chemin de la Croix, chacune des quatorze stations ouvrant plus grandes les plaies et le rapprochant inéluctablement de la mort. Plutôt que d’éviter, de fuir l’horreur, ils la pourchassaient, la traquaient dans les moindres recoins du paysage, comme des pathologistes qui notent minutieusement la nature des blessures, évaluant la longueur de l’agonie. Ils emportaient dans leur lit de fortune des images que nul peintre fou n’avait osé esquisser. Raïka se bourrait d’Ativan. Valcourt s’endormait comme une brute ivre. Des formes grotesques le réveillaient, des corps hideux et purulents, des caricatures d’humains, les bras en forme de machettes. Gentille apparaissait au loin dans un halo. Plus elle s’approchait, car elle courait vers lui, plus elle se transformait en une pitoyable évocation de ce qu’elle avait été. Elle prenait la couleur grise des cendres, et de son ventre coulait une rivière de lave incandescente. Et quand sa bouche tordue, ses lèvres mangées par la pourriture se posaient sur les siennes, il s’éveillait dans un grand cri et une odeur lourde de transpiration. La nuit noire brillait de mille étoiles. Souvent, il n’avait dormi qu’une heure et il restait assis, sans penser, à capter au gré du vent les effluves de mort qui se dégageaient du moindre bosquet. Même l’eucalyptus envahissant, capable de sucer toute l’eau du pays, ne parvenait pas à imposer son odeur fraîche. Le parfum âcre de la mort des hommes tuait celui des arbres. Toutes les nuits, Valcourt voyait une mort différente de Gentille, et plus ils avançaient vers Kigali, plus la mort de sa femme devenait atroce. Dans les cauchemars qui peuplaient chaque seconde de son sommeil, Gentille devenait l’objet de toutes les tortures et de toutes les ignominies que des femmes, le regard enterré dans le sol rouge de sang, lui confiaient honteusement, comme on avoue à un prêtre silencieux la plus abjecte obscénité.
    Sur les collines, dans les petits villages, dans les lieux-dits, aux carrefours où s’organisent les marchés et les rencontres, les

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