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Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Un Dimanche à La Piscine à Kigali

Titel: Un Dimanche à La Piscine à Kigali Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gil Courtemanche
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d’un luxe bourgeois suranné, Valcourt y voyait toutes les perversions subtiles de la colonisation qui impose aux colonisés jusqu’aux défroques de la métropole. Gentille se marierait déguisée en bourgeoise provinciale de l’année 1900, pendant que le monde s’écroulait en 1994. Gentille, qui n’aimait pas plus la robe que Valcourt, pleurait de joie. Quand elle rêvait de mariage, elle voyait sa peau sombre illuminée par une robe d’une telle blancheur, d’une telle pureté diaphane qu’elle faisait d’elle un papillon noir et blanc prêt à s’envoler. On ne lui offrait pas les ailes qu’elle avait imaginées, mais elle volait déjà. Et comme le bonheur des gens qu’on aime, même quand on ne le comprend pas, nous transforme, Valcourt regarda le baroque amas de tissus que Gentille étalait en sautillant autour de la table et ne vit que son sourire qui dessinait les formes de l’extase.
    Ils étaient bien près d’un millier à se masser autour de la piscine pour assister à la messe que récitait sur un ton monocorde le père Louis. Presque tous les Blancs avaient déjà été évacués. On était entre Rwandais, et leurs prières n’étaient pas feintes, ni timides. Le chœur de leurs voix emplissait l’air. Leurs cantiques s’élevaient comme de grands vols d’oiseaux au-delà de la ceinture d’eucalyptus qui entouraient l’hôtel et planaient au-dessus des collines environnantes. Gentille, dans sa robe trop grande, priait et chantait les yeux fermés. Valcourt enviait les gens de foi pour qui la mort ouvre la porte du ciel et de toutes les récompenses. Mais, en fait, lui aussi à sa manière il priait. Il s’abandonnait à la foulée des hommes, acceptait leur pas, et il suivrait le chemin tortueux qu’ils lui indiqueraient. Le père Louis leva l’hostie au-dessus de sa tête. Valcourt, comme lorsqu’il servait la messe à l’église Sainte-Bernadette dans le nord de Montréal, inclina respectueusement la tête. Dieu n’existait pas, mais il méritait qu’on se prosterne devant sa Parole.
    Non seulement Victor avait déniché une cassette de la Marche nuptiale, mais il avait aussi trouvé deux très beaux anneaux en or que les mariés échangèrent. Il avait également fait entrer à l’hôtel assez de bière pour que quelques centaines de personnes aient l’impression de participer à une vraie fête. Après avoir baptisé la fille de Cyprien, qui fut nommée Marie-Ange Émérita, le père Louis replia son autel portatif et partit sans leur dire qu’il serait évacué sur Bangui dans quelques heures, avec tous les employés de l’ambassade de France {11} . Madame Agathe offrit un chimpanzé en peluche à l’enfant, et à Gentille un carré de soie aux couleurs de la Sabena, cadeaux qu’elle avait achetés à la Belge acariâtre qui tenait la boutique de souvenirs dans le hall de l’hôtel. Monsieur Georges avait dressé une table sous le ficus, là où le père Louis avait installé son autel. Une entrée d’asperges, un poulet rôti avec de fins haricots au beurre, une belle salade, un brie presque coulant. Les nouveaux mariés partagèrent ce repas somptueux avec Victor et Élise, venue faire ses adieux. Elle partait avec les Français. Un beau dimanche à la piscine à Kigali, pensait Valcourt, qui dégustait comme il l’aurait fait pour un grand vin la dernière bouteille de Côtes-du-Rhône de l’hôtel. Un peu gris, plus de fatigue et d’émotion que de vin, Gentille et lui montèrent dans leur chambre. Du balcon du troisième, ils observèrent en silence quelques employés qui faisaient la chaîne, se passant des casseroles remplies d’eau de la piscine. L’hôtel commençait à boire sa piscine. CNN, dans son grand bulletin international, évoqua durant vingt secondes la reprise des problèmes ethniques au Rwanda, tout en assurant que les ressortissants étrangers étaient en sécurité. Même la perspicace BBC n’en dit pas beaucoup plus. Radio-France internationale parlait d’affrontements récurrents, de tribalismes ancestraux, se demandant si jamais les Africains pourraient se libérer de leurs anciens démons qui provoquaient les pires atrocités.
    Gentille ouvrit Éluard et lut :
     
    Jour la maison et nuit la rue
    Les musiciens de la rue
    Jouent tous à perte de silence
    Sous le ciel noir nous voyons clair {12}
     
    Et elle lut lentement d’une voix à la fois ferme et émue, parce que les mots collaient trop à la réalité, jusqu’à ce

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