Un Dimanche à La Piscine à Kigali
que la nuit tombe en quelques secondes, comme si Dieu posait un couvercle sur une marmite. De très loin parvenait parfois un hurlement strident ; on aurait dit que tous les hommes de la terre s’acharnaient sur un seul animal qu’ils étripaient. Demain, ils reprendraient leur fréquentation de la douleur et de l’absurde. Valcourt ferma la porte du balcon et tira les rideaux. Gentille chanta une troublante mélopée qui endormit Émérita. Ils se déshabillèrent, décidés à célébrer leur nuit de noces comme si le monde entier les accompagnait dans leur bonheur.
Gentille et Valcourt s’aimèrent longtemps et paisiblement, sans étreinte bruyante et passionnée, comme deux cours d’eau se rencontrent et se fondent, perdant au rythme du courant leur couleur originale. Ils n’appartenaient plus au temps, ni au pays des mille collines. Durant quelques heures, ils vécurent ailleurs. Et le sommeil dans lequel ils glissèrent au rythme de la respiration de leur fille n’était qu’un autre lieu où ils rayonnaient.
C’est Georges, le directeur adjoint, qui les réveilla avec une grande cafetière et un sourire triomphant qui les déconcerta.
— Préparez-vous pour votre voyage de noces. J’ai tout arrangé. Vous partez dans deux heures. Destination Nairobi avec équipage anglais. Vous reviendrez quand la mauvaise saison sera terminée. Vous n’avez plus rien à faire ici pour le moment. Le pays n’a pas besoin de réfugiés, il a besoin de soldats pour tuer les fous.
— Et nos amis ? fit Valcourt.
— Ici, vous ne pouvez rien pour eux.
Partir, ce n’était pas trahir leurs amis, pas plus que leur pays. Ils reviendraient. Ils n’eurent pas le temps de faire leurs bagages, car Victor vint les prévenir que les militaires de l’ONU attendaient et qu’ils quittaient l’hôtel dans quinze minutes. Valcourt prit son ordinateur, son walkman et quelques cassettes, Gentille, le chimpanzé, sa robe de mariée et Éluard. Ils montèrent dans un camion de la MINUAR {13} dans lequel une dizaine de Blancs, l’air hagard, s’entassaient déjà avec leurs valises. Quatre soldats sénégalais montaient la garde, l’arme au poing. Un véhicule blindé les précédait. Au bas de l’avenue de la République, ils virent une centaine de cadavres empilés devant le Centre culturel français. Ils s’engagèrent à droite sur le boulevard de l’Organisation de l’unité africaine. Gentille ne réussit à regarder que durant quelques minutes. Valcourt ne lui avait rien dit du ruban multicolore qui s’étirait le long des rues de Kigali. Elle baissa la tête et demanda à la petite de s’asseoir à ses pieds. Aux carrefours importants, le ruban s’interrompait et devenait une tache énorme de chairs entassées comme de vieux vêtements. Juste après Gikondo, à cinq minutes de l’aéroport, le petit convoi s’arrêta devant une barrière tenue par une dizaine de militaires rwandais qui entourèrent le camion. On fit descendre les passagers pour vérifier leurs papiers. Les soldats n’avaient d’intérêt que pour Gentille, la seule Rwandaise du groupe, qui expliqua qu’elle était la femme de Valcourt. Cinq soldats l’entouraient, se passant ses papiers d’identité de main en main. Plus elle protestait, plus ils riaient. Faux papiers. Son visage, ses jambes disaient qu’elle était tutsie. Faux mariage. Personne n’avait d’acte de mariage. Émérita, qu’elle tenait par la main, hurlait. Eh oui, c’était leur fille, mais une fille adoptive. Les soldats riaient encore plus fort. Le sergent sénégalais responsable du petit convoi tenta de s’interposer. Une rafale le faucha. Valcourt se précipita en direction de Gentille. Un coup de crosse de fusil l’assomma.
Dans l’avion, on lui raconta que le sergent qui commandait le détachement de la garde présidentielle avait empêché qu’on s’en prenne à la jeune femme et à l’enfant. Il les avait, semble-t-il, pris sous sa protection.
13
À Nairobi, Valcourt apprit l’ampleur des massacres. Il avait redouté cent mille morts, et on lui parlait maintenant d’un demi-million. Tout le pays, sauf la région de Butare, était à feu et à sang. L’armée du FPR avait quitté son refuge ougandais et fonçait rapidement sur Kigali, rencontrant peu de résistance. Tandis que les forces rwandaises n’avaient d’une véritable armée que le nom et les uniformes, les troupes tutsies étaient formées de soldats professionnels et
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