Un espion à la chancellerie
montures et à s’abriter des rafales féroces qui s’engouffraient en hurlant par les fenêtres délabrées et les murs écroulés de la vieille église. Leur chef, mercenaire breton, jurait et tapait des pieds pour essayer de se réchauffer. L’échec de l’embuscade le rendait furieux, et, de plus, la perspective de rencontrer Monsieur de Craon ne lui souriait guère. De fait ce dernier, maître-espion et officier de haut rang de Philippe IV, s’avançait à sa rencontre en se frayant précautionneusement un chemin dans les ruines. L’esprit superstitieux du Breton voyait en ce petit homme sombre, revêtu d’une lourde cape de laine noire, un démon sorti tout droit de l’Enfer. D’ordinaire, le mercenaire ne craignait personne, mais l’odeur du pouvoir flottait autour de Monsieur de Craon comme le parfum autour d’une femme. En outre, l’agent du roi de France ne souffrait ni l’échec ni une quelconque opposition.
De Craon repoussa son capuchon et s’approcha tout près du Breton avec un parfait mépris pour la haute masse du mercenaire qui se dressait devant lui.
— Vous avez bien tendu le guet-apens ? demanda-t-il d’une voix douce et polie.
— Oui.
— Et vous avez tué l’individu en question ?
— Non, répondit le Breton en hochant la tête, avant de reculer devant le regard haineux que lui lança soudain de Craon.
Ce dernier parut sur le point de perdre son calme, mais tourna les talons et s’éloigna un peu avant de revenir. Il mordillait constamment sa lèvre inférieure, et cela, seul, trahissait sa colère. Il sortit six bourses d’or de sous son surcot et dit d’une voix grinçante :
— Voyez ! Ceci aurait été à vous s’il avait été tué...
Le regard glacial, il prit alors une bourse entre pouce et index et la laissa tomber aux pieds du mercenaire.
— ... Mais comme vous avez échoué, vous n’avez droit qu’à une seule bourse d’or !
Sur ce, il partit à grandes enjambées, les mains si fortement crispées sur les bourses restantes qu’il en avait les paumes meurtries. Mais il n’avait cure de la douleur ! Il avait voulu la mort de Corbett. Il le haïssait autant pour ce qu’il était que pour ce qu’il pouvait faire. Il s’arrêta un moment pour regarder autour du choeur de l’église en ruine, son lieu de rendez-vous avec les mercenaires, puis il sourit : il aurait bien d’autres occasions de régler un vieux compte avec Monsieur Corbett.
CHAPITRE IV
À Paris, Simon Fauvel, représentant d’Édouard I er auprès de la cour de France, était agenouillé dans une petite église du Quartier Latin. Il aimait beaucoup ce minuscule sanctuaire à l’atmosphère intime et confinée, cette impression de pureté que lui conféraient des murs austères et des lignes simples, ce lieu de prières que n’avait atteint ni le clinquant ni les couleurs excessives et vulgaires du monde extérieur. Fauvel n’était pas spécialement pieux, mais il éprouvait une lassitude cynique devant le tourbillon d’intrigues et de secrets dans lequel baignait sa vie quotidienne, ainsi que devant les faux-semblants, les fourberies, les paroles et phrases subtiles qui masquaient mal la cupidité, l’abus de pouvoir et l’ambition. Il connaissait bien tout cela ; en tant qu’agent du roi, il tenait le monarque au courant de l’évolution de la situation, s’efforçant de séparer le grain de la vérité de l’ivraie abondante des mensonges.
En outre, en tant que peritus, c’est-à-dire juriste chargé des affaires de la Guyenne, sa tâche consistait à conduire les discussions avec les hauts dignitaires et légistes français qui tentaient constamment d’étendre les droits de Philippe IV sur le duché.
Mais, songea Fauvel avec accablement, ce duché, à présent, était aux mains du roi de France qui ne semblait pas d’humeur à vouloir le restituer. Fauvel avait élevé de vives protestations, bien sûr, mais les Français s’étaient contentés de murmurer, avec des haussements d’épaules, que de tels conflits ne se résolvaient pas en un jour.
Il essaya d’oublier tout cela pour se concentrer sur les raisons qui l’avaient poussé à entrer dans cette église. C’était le jour anniversaire de la mort de son épouse ; tous les ans, il se réservait une heure pour prier pour son âme, au jour même, à l’heure même qui avait vu s’arrêter sa respiration sifflante d’agonisante. Elle était morte des fièvres, veillée seulement par
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