Un espion à la chancellerie
Paris par le comte de Richemont à sa fille, otage à la cour de Philippe le Bel.
— Vous n’avez pas le droit ! rétorqua Ap Rees, hargneux.
— J’ai tous les droits ! répliqua Corbett d’une voix lasse avant de s’adresser à Nigel Couville : Pouvez-vous dire à ce fanfaron que si je n’obtiens pas les lettres écrites par Richemont et les autres à leurs familles, retenues en otages, je reviendrai continuer cette conversation en compagnie de notre souverain.
— Messire Ap Rees, fit remarquer Nigel, est originaire de Glamorgan et ne cesse de me répéter que l’on procède différemment là-bas.
Corbett considéra l’étroit visage pincé du Gallois.
— Connaissez-vous Lord Morgan ?
— Bien sûr ! répliqua Ap Rees sur un ton caustique. Mais je suis un fidèle sujet du roi et l’ai prouvé pendant toutes ces années passées au service de la Couronne.
— Alors, prouvez-le encore une fois, Messire Ap Rees ! Les lettres, je vous prie !
Ap Rees lança un regard torve à Corbett et faillit refuser, mais il se ravisa et alla chercher une grande sacoche de cuir. Il en dénoua la cordelette rouge à bouts dorés, répandit son contenu sur la table et fouilla dans l’amas de parchemins. Il finit par en choisir un, dont il examina l’étiquette, puis, poussant un petit grognement de satisfaction, il fit signe à Corbett d’avancer.
— Voilà ! Vous n’avez pas le droit de l’emporter ! Vous devez en prendre connaissance ici !
Corbett adressa un clin d’oeil à Couville et alla s’asseoir à la grande table en chêne pour lire le manuscrit.
Celui-ci se composait de petites feuilles de vélin cousues ensemble, et c’était la même main qui avait recopié les lettres à l’encre mauve. Corbett devina la procédure : chaque individu écrivait ses missives et les soumettait à la Chancellerie qui les examinait pour s’assurer que rien, dans leur contenu, ne pouvait porter préjudice à la Couronne. Un clerc royal en rédigeait alors des copies particulièrement soignées avant d’envoyer les originaux en France, scellés dans une sacoche en cuir de Cordoue, tandis que les copies étaient cousues ensemble avec de la ficelle et conservées aux Archives.
Corbett parcourut rapidement les feuilles de vélin et se sentit envahi par la compassion ; les lettres immanquablement brèves – de parents à enfants, de frère à frère, de cousin à cousin – trahissaient chagrin et larmes. L’une des plus longues avait été écrite par Tuberville à l’adresse de ses deux fils. Son angoisse et sa haine des Français étaient évidentes. Dans sa lettre, datée de janvier 1295, fête de saint Hilaire, il regrettait qu’ils n’eussent pas passé Noël ensemble, mais il leur avait acheté des médailles de saint Christophe et un lévrier appelé Nicolas, et il leur promettait de célébrer leur retour par une grande fête dans une taverne de la ville. Corbett poursuivit ses recherches jusqu’à ce qu’il trouvât la lettre de Richemont. Celle-ci formait un contraste saisissant avec la missive de Tuberville : les relations du comte avec sa fille paraissaient plutôt distantes, les phrases étaient d’une précision conventionnelle, mais contenaient de constantes et sombres allusions à une « affaire secrète », ce qui s’avérait fort intéressant.
Satisfait, Corbett enroula le parchemin et le rendit à Ap Rees. Il adressa un sourire et un petit salut à Couville.
— Je vous remercie. À bientôt ! Portez-vous bien !
La joie illumina le visage édenté du vieillard à qui le clerc caressa la joue avant de s’engouffrer dans le couloir. Corbett aurait volontiers donné un mois de salaire pour savoir de quelle « affaire secrète » il s’agissait, mais il était bien décidé à interroger le comte, même si celui-ci était un parent plutôt arrogant du roi.
Lorsqu’il revint à Thames Street, la nuit était tombée. Des lanternes en corne brillaient à l’entrée de certaines maisons, des fêtards, à moitié enivrés par la mauvaise bière et leur joyeuse humeur, jaillirent d’une taverne et se mirent à crier à tue-tête dans la rue. Corbett porta la main à son poignard, accroché à sa ceinture, et passa furtivement entre eux. Ils le couvrirent d’insultes, mais il était déjà loin et atteignit bientôt son logis dont, en soupirant de soulagement, il grimpa le sombre escalier à vis. Ranulf était déjà dans la chambre, l’air absolument
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