Un espion à la chancellerie
et répondit d’un ton rogue à sa question :
— Sir Thomas Tuberville ?
— C’est moi.
— Je m’appelle Hugh Corbett, clerc principal à la Chancellerie. Je suis en mission spéciale pour le roi.
— Quelle mission spéciale ?
— L’enquête sur la récente débâcle en Guyenne.
Corbett vit le regard du chevalier se durcir sous la colère.
— Avez-vous une autorisation ou un mandat ? demanda Tuberville.
— Non. Est-ce indispensable ? Je peux, nous pouvons, aller voir le roi.
Le visage de Tuberville s’éclaira alors d’un sourire qui lui donna l’air presque enfantin.
— Venez vous asseoir ! dit-il en désignant un tabouret et en se dirigeant vers un tonneau renversé et plutôt cabossé, sur lequel étaient posés des gobelets d’étain et une bouteille de vin.
Il en remplit deux et revint vers Corbett.
— Écoutez ! Je suis désolé d’avoir été si brusque.
Corbett prit le gobelet.
— Ce n’est rien ; peut-être un signe des temps !
Tuberville s’assit avec un geste d’indifférence et se mit à siroter sa boisson.
— Vos questions, Messire Corbett !
— Vous accompagniez bien le comte de Bretagne, l’année dernière, lors de la campagne de Guyenne ?
— Oui, en effet. Nous étions partis, toute une flotte, de Southampton et nous avons débarqué à Bordeaux. Une fois en ordre de marche sous le commandement de Richemont, nous nous sommes enfoncés dans les terres pour aller occuper la ville et le château de La Réole. Vous vous souvenez peut-être, ajouta-t-il amèrement, que ces satanés Français s’étaient déjà emparés d’un certain nombre de places fortes sur la frontière et que leurs troupes gagnaient du terrain. Richemont se contenta d’attendre et de rester dans la ville, sans même essayer d’engager la bataille.
Il haussa les épaules.
— Ce qui devait arriver arriva ! Les troupes françaises ne se heurtèrent à aucune résistance et s’engouffrèrent dans le duché.
Il s’interrompit et fixa son gobelet.
— Richemont ne réagit pas, la peur le paralysa comme un lièvre. Les Français creusèrent des fossés pour encercler la ville et établirent des barrages pour bloquer les routes. Ils amenèrent toutes sortes d’engins de guerre. Je me souviens, en particulier, d’un gigantesque monstre qu’ils avaient surnommé « Le Loup de Guerre ». Ils bombardèrent la ville de boulets chauffés au rouge et d’énormes rochers. Nous ne pouvions briser le siège, le roi était dans l’incapacité de nous envoyer des secours, aussi Richemont décida-t-il de se rendre.
— N’avez-vous tenté aucune sortie ?
Tuberville pinça les lèvres avant d’esquisser un sourire.
— Si, j’ai désobéi aux ordres. Pendant que Richemont et les Français négociaient, j’ai fait une sortie avec une soixantaine d’hommes et d’archers à cheval.
— Que se passa-t-il ?
— Nous fûmes repoussés. Les Français étaient furieux et Richemont aussi. Il me menaça du châtiment réservé aux traîtres pour n’avoir pas respecté les pourparlers en cours. Je lui fis remarquer que le fait même de négocier était un acte de haute trahison, aussi me mit-il en état d’arrestation.
Tuberville se leva et remplit à nouveau son gobelet sous le regard scrutateur de Corbett.
— Qu’arriva-t-il durant la reddition ? demanda ce dernier.
Tuberville fixa le vin qu’il faisait tourner dans son gobelet.
— Les Français – que le diable les emporte ! – exigèrent que nous abandonnions La Réole, et c’est ce que nous fîmes : bannières et fanions traînant dans la boue, nous dûmes défiler entre deux rangées de Français qui nous raillaient tout le long du chemin, au son des tambours, cors et pipeaux.
Corbett s’agita sur son siège.
— Mais vous êtes revenu chargé d’honneurs et promu capitaine de la garde royale, responsable de la protection du souverain et du Conseil ?
— Ah ! sourit Tuberville. À notre retour en Angleterre, le roi sut comment s’était déroulée la campagne et m’octroya ce poste, malgré les protestations de Richemont.
Il jeta un coup d’oeil par la fenêtre étroite comme une meurtrière.
— Il faut que j’aille vérifier la garde et m’assurer que rien ne menace notre doux souverain.
Son léger sarcasme n’échappa pas à Corbett qui lui rendit son sourire. L’homme lui plaisait : c’était le type même du soldat de métier, dur, sardonique, bien
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