Un espion à la chancellerie
désespéré, en train d’allumer des chandelles à mèche de jonc et de longues bougies de cire vierge. Corbett lui demanda de ses nouvelles, mais ne reçut en réponse que des phrases inintelligibles, ce qui le fit sourire tranquillement. La mauvaise humeur de Ranulf signifiait que le souper de viandes froides arrosé de vin se déroulerait dans un silence mortel.
Non que cela dérangeât particulièrement Corbett qui, une fois la table débarrassée, laissa Ranulf à ses occupations et sortit son écritoire d’un grand coffre, pour noter ses conclusions et soupçons sur un bout de parchemin :
— Au sein du Conseil du roi se trouvait un traître qui livrait ses secrets aux Français et communiquait avec les ennemis du roi au pays de Galles.
— Waterton était à moitié français ; son père avait été un ardent partisan du comte Simon de Montfort, adversaire forcené d’Édouard. Malgré la mort atroce de Montfort, quelque trente ans auparavant, sa mémoire était encore honorée dans divers milieux, en particulier à Londres.
— L’argent semblait ne pas manquer à Waterton dont les agissements, par ailleurs, étaient suspects ; il rencontrait secrètement le maître-espion du roi de France, Amaury de Craon. En plus, Philippe le Bel paraissait faire grand cas de lui.
— Waterton avait été recommandé au roi par le comte de Richemont, son ancien maître et protecteur, Richemont qui avait perdu la Guyenne de façon désastreuse et qui, lui aussi, était à moitié français et membre du Conseil.
Corbett relut sa liste et soupira. Tout ça, c’était bien joli, mais les questions importantes restaient sans réponses :
— Qui était le traître ? Ou fallait-il dire « les traîtres » ?
— Comment le traître transmettait-il ses renseignements aux Français ?
Corbett étudia ses notes jusqu’à ce que les chandelles se fussent presque consumées. Mais il finit par poser le parchemin ; la logique était de bien peu de recours là où manquaient les indices. Il souffla les bougies et alla s’étendre sur son lit de camp.
Quant au détail qui lui échappait... Ce n’est qu’au moment de s’endormir qu’il se rappela sa rencontre avec Waterton et qu’il comprit qu’il connaissait l’écriture des copies lues le matin même : c’était celle de Waterton, c’était lui le clerc chargé de recopier les lettres destinées aux otages.
CHAPITRE IX
— Le lendemain, Corbett chargea un Ranulf toujours renfrogné de mener l’enquête du côté de Westminster. Ce dernier ne revint qu’au crépuscule, sa mauvaise humeur pratiquement envolée.
— Le comte de Richemont, annonça-t-il avec impudence, se trouvait dans les Midlands ; il faisait partie d’une mission diplomatique qui allait rencontrer des envoyés écossais pour des négociations secrètes et serait de retour à Westminster le lendemain soir.
Satisfait, Corbett consacra les deux jours suivants à des affaires plus personnelles : c’est ainsi qu’il se procura certains habits et rédigea un contrat avec l’orfèvre à qui il confiait ses fonds ; une fois il emmena Ranulf voir un combat d’ours et de chiens à Southwark, mais partit avant la fin, malade de dégoût. Il préféra aller voir un mystère, La Création, joué sur une énorme estrade, constituée de tréteaux calés en travers d’une douzaine de charrettes.
Le récit l’ennuya un peu, mais les artifices forcèrent son admiration : grosses peaux de porc emplies d’eau pour le Déluge, Arche se déplaçant sur la scène, plaques de métal agitées pour imiter la voix de Dieu et le tonnerre. L’émerveillement de Corbett ne l’empêchait pas de garder la main sur son aumônière et l’oeil sur les coupe-bourses et tire-laine qui s’abattaient comme sauterelles sur ce genre de manifestation. Sur la place bondée se croisaient étudiants, clercs en robes rouille, marchands en bonnet de castor, dames coiffées de voiles de gaze, courtisans et jeunes galants en capes fourrées d’hermine.
Corbett allait son chemin sans s’inquiéter outre mesure de ne pas voir réapparaître Ranulf. Il acheta une tourte chaude à un boulanger et prit plaisir à déambuler dans la foule bigarrée et chaleureuse, en savourant les sucs épicés de la viande. Il pénétra dans quelques échoppes, s’arrêta pour écouter le boniment d’un colporteur offrant, à la grande surprise d’une assistance incrédule, l’aspic qui avait mordu Cléopâtre
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