Un garçon de France
en sa compagnie ? Où étaient passés les témoins de sa jeunesse ? Ceux qui l’avaient aimé et les autres, tous les autres, passants de sa vie intime. À part un camarade de promotion qui s’arrêtait à Bellac une fois l’an, sur la route des vacances, il n’avait pas d’amis. Une demi-sœur, en Alsace, et un oncle à l’étranger. Il ne m’avait toujours rien dit quand la mort le surprit, de dos, dans une châtaigneraie où j’ai crié « papa » sans qu’il me réponde jamais.
Les clients de « La Maison rose » ne pouvaient pas deviner que je pensais à autre chose, même lorsque je paraissais attentif à leur propre solitude. Ils venaient là pour s’amuser et je les voyais se frôler dans l’ombre sans se trouver.
Je m’habituais, peu à peu, à respecter les convenances du monde de la nuit ; pour chacun j’avais le mot qui apaise ou fait rire, je ne contrariais pas ceux que l’alcool rendait bavards.
L’endroit marchait bien. Le changement de direction s’était effectué en douceur et le gros Samyr se reposait sur moi.
Il avait des occupations autrement importantes qui le retenaient en d’interminables dîners. Souvent il débarquait à « La Maison rose », accompagné d’hommes d’affaires qu’on aurait crus sortis d’un film d’espionnage tant ils étaient caricaturaux. L’inévitable M. Mathias fermait la marche, mais lui n’oubliait jamais de m’adresser un clin d’œil au passage. Malgré ses responsabilités, il était fâcheusement sentimental.
Ce n’était pas pour me déplaire. En ces temps troubles, je me sentais protégé.
Le groupe prenait place comme d’habitude, dans le renfoncement, sur la banquette arrondie près du piano, à l’abri des regards indiscrets. La musique couvrait la conversation et c’est seulement quand José Latour entamait les première mesures de Ramona que je pouvais servir du champagne pour mettre de l’ambiance. Ce soir-là, les nouvelles n’étaient pas bonnes, et je comprenais à leurs têtes qu’il y aurait du grabuge bientôt.
L’Algérie de Mado, qu’ils avaient aimée couchée à leurs pieds, leur donnait bien du souci. Elle ne voulait plus chanter français, la garce ! On ne me demandait pas mon avis mais M. Mathias, qui s’enhardissait, m’a pris par la taille devant ses amis, ostensiblement, pour décourager d’avance toute plaisanterie grasse.
— Vous pouvez parler, leur dit-il, Laurent est des nôtres. J’en réponds.
Pouvais-je décevoir une confiance accordée si généreusement ?
Non ! mais prudent malgré tout, j’ai remplacé les cendriers, et je suis retourné au bar, sans m’engager auprès de ces messieurs. Peu engageants, d’ailleurs.
Le gros Samyr est venu vers moi à la fermeture, visiblement préoccupé à l’idée de me voir mêlé, ne fût-ce que de loin, à ses affaires.
— Tu couches avec Mathias ?
— Non, pourquoi ? Il est gentil avec moi, c’est tout…
— Te fous pas de ma gueule, petit ; ici on n’aime pas les donneuses.
C’était la première fois qu’il me parlait sur ce ton menaçant. Je risquais ma place et peut-être même ma peau.
Il me soupçonnait d’être une donneuse, un mot nouveau pour moi, qui sonnait mal à mon oreille.
Il fallait que je me justifie pour le calmer.
— Moi non plus, monsieur Samyr, je n’aime pas les pédés. M. Mathias est votre ami, alors je suis poli avec lui, voilà tout.
— Il ne s’agit pas de politesse, Laurent, tu peux t’envoyer qui tu veux, mais il faut la fermer, tu comprends, la fermer !
En voulant me couvrir, M. Mathias m’avait désigné à l’attention du patron. J’étais choqué par la réaction nerveuse de celui-ci. Je ne savais rien de précis, mais sa colère en disait long.
De quel complot allais-je me trouver complice, malgré moi ?
— Si on t’interroge, fais l’idiot. Même Mado ne doit pas savoir, c’est une affaire d’hommes, ça ne sort pas d’ici, compris ?
Pour me mettre en garde, il éveilla ma curiosité ; je commençais à réaliser que « La Maison rose » n’était pas destinée aux enfants de Marie. La fête pouvait tourner court d’une minute à l’autre. Le gros Samyr, qui avait dû organiser autrefois des concours de danse du ventre, entretenait maintenant des projets moins frivoles. Son visage de hibou luisant, ses mains potelées, la transpiration qui marquait ses chemises de soie violette, et les médailles en or qui décoraient sa poitrine velue,
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