Un garçon de France
intellectuel qui traduisait même le russe, avait pu arranger une rencontre ; c’était une explication, parmi d’autres, qui laissait à penser que mon père avait fréquenté des personnes politiquement éloignées de lui.
Maria Luisa espérait retourner en Espagne, dans le village où sa mère se mourait : elle envoyait là-bas des sous et des colis, la section socialiste des Buttes-Chaumont lui fournissait parfois des vêtements et du lait en poudre.
Elle apprenait le français en lisant les livres d’école des enfants de la maison, qui se moquaient d’elle parce qu’elle croyait en Dieu.
Quand mon père l’emmenait au bal, elle restait bouleversée d’avoir dansé pendant la guerre.
En parlant de lui, elle disait : le père de Laurent, sans haine, ni tendresse.
Quand la couturière a su que Laurent, c’était moi, elle parut surprise un instant.
— Ça alors ! Mais tu ne lui ressembles pas du tout !
Pour la convaincre, je lui ai donné le papier de la mairie qui prouve bien que je n’étais pas un menteur.
— Ça alors ! Faudra que je te donne une photo d’elle et de moi, prise à la foire du Trône, devant la grande roue… Tu verras que j’ai raison.
Ma mère, souriante, dans une fête foraine en 1954. Si mes calculs sont bons, c’est l’année où elle a pris le train pour m’apercevoir à Bellac, sur le pont de chemin de fer, où je m’échappais pour rêver que, moi aussi, un jour je partirais.
M lle Longin ne se souvenait pas de tout, ma mère se montrait discrète à mon sujet. Elle pouvait rester sans parler plusieurs jours de suite, comme perdue dans ses pensées, puis elle redevenait une jeune femme gaie, qui chantait les airs de la radio.
Elle plaisait beaucoup aux gars du quartier, certains l’entraînaient au cinéma sur les boulevards, mais elle rentrait seule, dans la chambre que sa patronne lui louait au quatrième, côté rue.
— On ira la visiter, si tu veux…
M lle Longin n’avait pas repris d’ouvrière après le départ de maman, et longtemps elle a espéré son retour.
— Je m’attendais à la voir pousser la porte, un bouquet de fleurs des champs à la main. C’était sa façon de se faire pardonner quand nous nous disputions.
Maria Luisa voyante. Lignes de chance, tarots, astres. Votre avenir dans les cartes. Sur rendez-vous.
Quelque part au coin d’une rue, dans les petites annonces d’un journal féminin ou sur une roulotte de bohémienne.
Un jour, qui sait, un cœur cessera de battre en lisant ces mots-là : Maria Luisa, voyante.
XVI
Je prévenais Mado quand je ne rentrais pas dormir à Arcueil. Je lui devais bien cette politesse.
Une fille de la rue des Martyrs qui me faisait des prix, en dehors de ses heures de service, trouvait que j’avais une gueule d’ange qui la changeait de sa clientèle. J’en profitais donc.
— Toi, c’est pas pareil, bébé, tu me reposes !
Une chance, en somme, pour un garçon assez peu déluré pour son âge. Les choses se passaient convenablement ; j’y mettais de la conviction et je m’endormais la conscience tranquille.
Mimi, qui prenait, par ailleurs, des cours de théâtre, révisait ses classiques, bien calée sur deux oreillers à fleurs. Même à six heures du matin, il m’arriva de lui donner la réplique la veille d’une audition. Le tableau était touchant.
Elle me disait : « Tu vois, Lolo, pour réussir dans ce métier, il faut coucher avec toutes sortes de gens importants. »
La pauvre. Elle était la preuve vivante et fragile du contraire :
elle couchait avec n’importe qui et ne tournait avec personne.
Qu’importe ! Elle gagnait sa vie en attendant mieux et moi, je profitais de ses talents cachés. Je m’étais heureusement interdit de tomber amoureux. Tomber amoureux ! Cette expression m’effraie, elle annonce la couleur. On ne se relève pas facilement quand on tombe amoureux.
La nuit où je me suis trouvé bien dans le lit de Mimi, j’ai décidé que ce serait la dernière. Oui, elle m’appelait Lolo et ça me plaisait bien. Je ne révèle pas son nom d’actrice en souvenir des bons moments que nous avons vécus ; si, par miracle, elle parvenait à se produire en public, dans une salle de la périphérie, ou plus modestement à paraître dans un film publicitaire, je ne voudrais pas lui causer de tort.
La biographie des vedettes de l’écran ou du music-hall comporte des zones d’ombre, qui ajoutent un rien de mystère à leur destinée.
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