Un garçon de France
nord-africain, des beaux militaires aussi, le regard terrifié sous le fer et le feu : l’amour et la guerre. Toujours la même chose. La vie, quoi !
Moi, c’était Lana Turner qui m’enflammait. Ce soir-là, justement, on donnait La Mousson au « Régina Palace ».
Mado m’accompagna ; elle l’avait vu jouer trois fois déjà, mais elle voulait me faire plaisir.
On aurait dit de vrais mariés, un couple descendu des affiches à la surprise générale.
Je sortais au bras de Mado pour la première fois, et je sentais, dans mon dos, le regard envieux des marlous du quartier.
J’aimais que l’on me croie l’amant de cette créature trop blonde.
— Ils te prennent pour un gig, me souffla-t-elle à l’oreille, en m’embrassant sur la joue.
— Tant mieux, lui dis-je, embrasse-moi encore, on va les embêter.
On a joué et le film a commencé.
Au moment le plus intense, où l’on voit Lana Turner en bottes, moulée d’un pantalon de soie noire, le corsage échancré, poitrine offerte à un horrible python qui se dresse sur sa proie, la bobine s’est cassée.
J’étais loin. On a entendu quelques sifflets dans la salle, la lumière est revenue faiblement et Mado a sorti son mouchoir pour essuyer sur ma joue les traces de son rouge à lèvres.
— Alors, me dit-elle, tu trouves vraiment que je lui ressemble ?
Ceux qui se souviennent de Mado dans ces années-là savent que j’ai raison.
On se retournait sur son passage. C’était une femme capiteuse comme on le dit d’un parfum. Entêtante, exactement.
Cette façon qu’elle avait de croiser les jambes, ou de lancer négligemment son écharpe blanche autour de son cou, intimidait les jeunes gens les plus empressés.
Elle prenait la pose pour leur donner le change, mais elle valait mieux que les sentiments qu’elle inspirait.
On s’était bousculé pour lui faire l’amour, mais qui lui avait dit « je t’aime » ?
Comme l’actrice, Mado avait connu beaucoup d’hommes et voilà, vingt ans après avoir pleuré pour un marin, elle rentrait dormir seule dans un pavillon de la banlieue parisienne.
Sur l’écran du « Régina Palace », Lana Turner se blottissait au creux du lit de Richard Burton ; dans la salle, chacun retenait son souffle et je me disais que les femmes sont condamnées à faire semblant.
XIX
— Nous irons à Istanbul !
C’était devenu une plaisanterie entre Mado et moi. À propos de tout et de rien, nous terminions nos phrases par cette formule mystérieuse : Nous irons à Istanbul !
La vie s’organisait autour de ce projet de voyage constamment remis à plus tard, et j’aurais pu me contenter d’attendre que le destin s’en mêlât. Mais non ! J’avais trop de souvenirs à rattraper pour en rester là.
Il fallait que j’avoue. Mado, qui me sentait troublé, vint à mon secours.
— Allez, dis-moi, Laurent, tu vas faire une bêtise, je n’y peux rien, mais dis-moi, sans cela on n’ira pas à Istanbul…
Elle avait visé juste. En quelques mots d’humour tendre, elle me rendait la parole. Alors j’ai parlé et comme je l’espérais, elle ne m’a rien reproché.
— Si je la retrouve, je te l’amènerai, lui dis-je, et peut-être qu’elle voudra venir avec nous ici ?
C’était un petit carton imprimé sur fond vert pâle, qui tenait dans une enveloppe généralement réservée à l’envoi des cartes de vœux.
On lisait d’abord : Paris Mode, puis sur deux lignes, au centre du carton :
Atelier Longin
Confection hommes et dames
La couturière de la rue de la Grange-Batelière avait tenu promesse. Elle m’adressait enfin le précieux renseignement sans lequel je ne pouvais pas avancer mes recherches : le nom de l’astrologue.
« C’est le syndic de l’immeuble qui me l’a communiqué, m’écrivait-elle. À bientôt de tes nouvelles, petit, et bonne chance. »
Il s’appelait donc Germain Letourneur, celui que ma mère avait suivi quatre ans auparavant. L’avait-elle épousé sur un coup de cœur ? L’avait-elle déjà quitté sur un coup de tête ?
Maria Luisa Letourneur, ce prénom léger et ce nom français plutôt lourd à prononcer n’allaient pas ensemble. Il faudrait peut-être que je m’y habitue. L’amour ne s’arrête pas à des considérations d’ordre poétique. J’aurais souvent l’occasion de le vérifier.
Je me suis procuré les annuaires du téléphone de Paris et de sa banlieue. Je n’avais pas d’autres recours que la liste
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