Un garçon de France
lancer dans les étages.
J’avais le cœur barbouillé par le chocolat à la pistache. Si le petit garçon du premier n’était pas apparu, sautant comme un beau diable deux marches à la fois, rien ne prouve que je serais monté, ce jour-là, en tout cas.
C’est lui qui m’a interpellé :
— Vous cherchez quelqu’un m’sieur ?
— Oui, oui, dis-je. Puis en balbutiant, j’ai ajouté : une dame… une dame, espagnole.
Toute autre précision eût été superflue. L’enfant, qui devait avoir dix ans et des patins à roulettes sur l’épaule, ne se serait pas intéressé à mon histoire. Il me conseilla de voir sa mère.
— Elle connaît beaucoup de monde, me dit-il, avant de poursuivre sa course vers la rue où l’attendaient des gamins de son âge.
C’était une sorte de mégère au teint bouffi par l’alcool, qui ne méritait pas un fils aussi rieur que le sien.
Elle m’envoya chez la couturière, installée au fond de la cour.
— Elle sert aussi de concierge, me dit-elle, moi j’ai autre chose à faire que de m’occuper des voisins…
« M lle Longin. Confection pour hommes et dames. »
Je ne pouvais pas me tromper, c’était écrit en lettres noires sur la vitrine opaque d’une remise, éclairée au néon, qui faisait tache dans cette cour étroite où la lumière du ciel ne passait que difficilement.
Il était sept heures du soir et M lle Longin s’apprêtait à partir quand j’ai poussé la porte de son atelier.
— C’est fermé, s’écria-t-elle, tout en continuant de recouvrir sa machine à coudre.
Elle avait un genre femme du peuple. Je veux dire qu’elle fumait des cigarettes brunes et buvait des canettes de bière à même le goulot comme les ouvriers du bâtiment, sans se soucier de l’effet produit. Ses cheveux courts, plutôt gris et son accent ne laissaient aucun doute.
— Je voudrais seulement un renseignement… Je cherche Madame Rodriguez, on me dit qu’elle est de vos clientes ?
— Bien sûr que je la connais, enfin, je l’ai connue mais, figure-toi que, moi aussi, j’aimerais savoir où elle est passée…
J’ai dû pâlir. Elle se trompait sûrement. Une confusion est toujours possible avec les noms à consonance espagnole.
Je redoutais la suite des explications de M lle Longin. Qu’allais-je découvrir ?
— Elle a travaillé chez moi pendant quatre ans, je lui ai appris le métier et hop ! un matin, elle a joué les filles de l’air sans prévenir personne… Tu te rends compte ! Et pourtant on l’aimait bien ici…
— Il s’agissait vraiment de Maria Luisa Rodriguez ?
— Oui, pourquoi, ça t’étonne ?
— Non, non, mais je voulais en être sûr, c’est tellement bizarre pour moi.
— Y’a rien de bizarre là-dedans, mon petit gars, c’est la vie…
Comme je paraissais abattu, la couturière me considéra enfin avec intérêt.
— Viens, me dit-elle, on va se taper un apéro à côté, ça nous remontera.
Au bar-tabac, elle a commandé d’office deux Suze-cassis. Une boisson amère très démodée de nos jours, que l’on mélangeait avec de l’eau de Seltz. Une horreur dans des bouteilles à siphon.
— À mon avis, c’est l’astrologue qui lui a tourné la tête…
M lle Longin parlait donc de ma mère, et j’étais là, accroché à ce comptoir pour ne pas tomber. Je disais, comme les gens qui n’écoutent pas : « Ah bon ! Vous croyez ! »
Quand elle s’aperçut enfin que j’étais prêt à défaillir, la couturière m’empoigna avec force.
— Remets-toi, mon petit.
— Ce n’est rien, la chaleur. Dites-moi vite comment elle était ?
Je suis arrivé en retard à « La Maison rose » pour la première fois, mais je savais. M lle Longin avait fumé la moitié d’un paquet de Gauloises en répondant à mes questions pressantes et précises.
Maria Luisa était donc arrivée à Paris trois mois avant la guerre civile. Son père, un militant communiste, pressentant le pire, l’avait confiée à une famille de camarades français disposée à l’héberger, moyennant quelques menus travaux ménagers. Elle allait à la messe le dimanche matin, en souvenir du temps où son père la déposait à l’église avec sa mère, tandis qu’il se rendait aux réunions clandestines du Parti.
On se demande, dans ces conditions, comment elle avait pu connaître Louis d’Entraigue, étudiant à Normale supérieure ?
M lle Longin imaginait que le camarade français, un
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