Un garçon de France
lorsque Roger, mon collègue barman, me passa la communication, j’eus un instant de panique. Je pense toujours au pire, c’est plus fort que moi.
— Laurent… Excuse-moi de te déranger…
— Tu ne me déranges pas, Mado, que se passe-t-il ?
— Rien, mais tu aurais pu m’appeler pour me dire…
— Te dire quoi ?
— Ne fais pas l’idiot, Laurent… L’astrologue, ta mère, tu les a vus ?
Elle avait la voix émue. Au bord des larmes. Je lui avais fait de la peine. Allait-elle me croire, maintenant ?
— Non, Mado, ne t’inquiète pas. J’ai rendez-vous le 15 octobre ; d’ici là, nous aurons le temps de parler tous les deux…
— Pardonne-moi, Laurent, mais j’ai eu peur pour toi, pour nous.
— Viens, lui dis-je, fais-toi belle et viens boire un verre, tu ne sors plus jamais. Samyr sera content de te voir ici et moi aussi…
— Oui, je viendrai, m’a-t-elle dit, mais tard, comme ça nous rentrerons ensemble.
Si j’en avais douté, j’avais la preuve que Mado tenait à moi, qu’elle me réservait une place à part au creux de son épaule.
En installant mon bar pour la nuit, je me disais que, décidément, j’avais bien de la chance.
Un coup de peau de chamois sur l’immense glace couleur bronze, qui décorait le fond du bar, les verres ensuite à ranger selon leur taille et leur utilité, les cendriers à mettre en place sur des ronds de carton bouilli, destinés à protéger l’acajou du comptoir, vérifier la monnaie dans la caisse et, finalement, enfiler ma veste bordeaux. Elle m’allait bien.
J’attachais mon nœud papillon au dernier moment.
Je redoutais seulement la corvée des glaçons ; les défaire de leur bac en fer-blanc n’était pas une tâche facile.
Malgré cet inconvénient plutôt mineur, ces gestes répétés tous les soirs à la même heure ne me lassaient pas.
Les gens de Paris défilaient à « La Maison rose » et cela suffisait à me distraire.
Qu’aurais-je pu faire d’autre qui me laisse assez de temps pour avoir vingt ans entre deux guerres ?
Je savais, par les journaux et la radio, que les garçons et les filles de mon âge s’emballaient pour une musique appelée twist, mais j’avoue qu’elle me cassait les oreilles.
Je préférais un disque d’Anny Gould, trouvé par hasard dans la pile oubliée par les anciens propriétaires, amateurs de jazz et de belles voix.
La pochette m’avait donné envie d’écouter cette personne blonde et bien coiffée. Son disque s’intitulait : Cocktail-party. Je n’en dis pas plus. On aura compris mon goût pour les voix bleu-mauve et les rythmes langoureux.
J’ai rencontré depuis des militaires qui se souviennent avoir entendu Anny Gould au Belvédère, à Tunis. Que ne suis-je pas né plus tôt ? Ma jeunesse était en décalage ; la mémoire des autres m’aidait un peu à la supporter.
C’est le pianiste de « La Maison rose » qui m’a fait découvrir les airs d’avant-guerre et de l’Occupation, je lui versais, en cachette, une rasade de whisky supplémentaire et il jouait pour moi Bei mir bist du schön ou Divine biguine. Inoubliables.
Il était presque minuit quand elle a fait son entrée. Je ne l’avais jamais vue comme ça. Le gros Samyr s’est précipité vers elle en sifflant d’admiration avec cette distinction naturelle qui le caractérisait.
Mado portait un ensemble en crêpe de Chine noir, que je ne lui connaissais pas et, piqué au revers de sa veste, un œillet rouge, assorti à ses lèvres et à son corsage. Une veuve éclatante. Si elle avait pleuré, personne n’en saurait rien.
Elle traversa la salle pour aller rejoindre, à leurs places habituelles, les amis du patron, en saluant au passage quelques clients d’autrefois. Elle retrouvait d’instinct sa splendeur algéroise, qui lui avait permis de triompher devant quarante concurrentes.
— Ça te réussit bien la campagne, lui dit le gros Samyr… Tu bois quand même un peu de champagne, j’espère ?
— Oui, lui répondit-elle, quand il est bon.
— Laurent, une coupe pour madame, et du meilleur.
J’étais volontairement resté derrière mon bar, témoin silencieux du retour de Mado. Il me suffisait de savoir qu’elle s’était faite belle pour moi.
Allais-je l’embrasser sur les joues comme une maman, lui baiser les doigts, ou poser mes lèvres sur son cou ?
Non, je lui laisserais l’initiative.
J’ai déposé le verre devant elle, et j’ai demandé à ces messieurs ce
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