Un Jour De Colère
traversées et des os brisés, l’odeur de la poudre
brûlée, les appels, les jurons, les invocations pieuses. Rendus déments par la
boucherie, les derniers défenseurs du parc tuent et meurent, toutes les
frontières du désespoir et du courage dépassées. Daoiz, qui se défend avec son
sabre, voit tomber près de lui, mort, le secrétaire Rojo. Le caporal vétéran
Eusebio Alonso est désarmé – un grenadier ennemi lui arrache le fusil des mains
– et s’écroule, gravement blessé, après s’être défendu avec ses poings. Ramona
García Sánchez, qui tient toujours son énorme coutelas de cuisine, tombe, elle
aussi, en ayant encore la force de cracher sur un ennemi : « Viens
donc, que je t’arrache les yeux, mon mignon ! », avant d’être
massacrée à coups de baïonnettes. C’est à ce moment que le capitaine Velarde,
qui arrive avec des renforts de l’intérieur du parc, est tué d’une balle. Le
serrurier Blas Molina, qui court derrière lui avec le secrétaire Almira,
l’hôtelier Fernández Villamil, les frères Muñiz Cueto et plusieurs Volontaires
de l’État, le voit tomber, et, interdit, s’arrête avant de reculer avec les
autres. Seuls Almira et le maître jardinier de la résidence royale de La
Florida Estebán Santirso se penchent sur le capitaine, le tirent par un bras et
tentent de le mettre à l’abri. Une autre balle frappe à la poitrine Santirso,
qui tombe à son tour. Almira renonce en constatant qu’il ne traîne qu’un
cadavre.
De la rue, le jeune Francisco
Huertas de Vallejo a vu mourir le capitaine Velarde et observe également que
les Français commencent à franchir la porte du parc.
Il est temps de s’en aller,
pense-t-il.
Faisant toujours face aux ennemis,
car il ne prend pas le risque de leur tourner le dos, se protégeant avec la
baïonnette qui prolonge son fusil, le jeune homme tente de s’éloigner de la
tuerie autour des canons. Il recule ainsi, en compagnie de don Curro García et
d’autres civils, formant un groupe auquel s’unissent les frères Antonio et
Manuel Amador – qui portent le corps sans vie de leur petit frère Pepillo –,
l’imprimeur Cosme Martínez del Corral, le soldat des Volontaires de l’État
Manuel García et Rafael Rodríguez, fils du marchand de vin mort un peu plus
tôt. Tous essayent de gagner la porte arrière de Las Maravillas, mais, à la
grille, les soldats impériaux leur tombent dessus. Rafael Rodríguez est fait
prisonnier, Martínez del Corral et les frères Amador s’enfuient, et don Curro
s’effondre, la tête fendue, abattu par le sabre d’un officier. Les autres
résistent, la plupart s’échappent, et Francisco Huertas, pris d’un accès de
fureur, résolu à venger son compagnon, se jette sur l’officier. Sa baïonnette
entre sans difficulté dans le corps du Français, et le jeune homme sent sa peau
se hérisser quand il entend le crissement de l’acier contre les os de la hanche
de son adversaire qui pousse un hurlement et tombe en se débattant. Épouvanté
par son propre geste, Francisco Huertas récupère son fusil, évite les balles qui
sifflent autour de lui, fait demi-tour et se réfugie à l’intérieur du couvent.
Entouré de morts, encerclé par les
baïonnettes, rendu sourd par les détonations du canon et le crépitement de la
fusillade, le capitaine Daoiz continue de se défendre avec son sabre. Seuls
sont encore dans la rue une douzaine d’Espagnols tapis entre les affûts,
submergés par une marée d’ennemis, et sans autre but que de rester vivants à
tout prix ou de tuer le plus de Français possible. Daoiz est incapable de
réfléchir, assommé par le fracas du combat, la voix rauque à force de crier et
noir de poudre. Il s’agite dans le brouillard. Il ne peut même plus contrôler
les mouvements du bras qui manie le sabre, et son instinct lui dit que, d’un
moment à l’autre, l’une des innombrables lames qui cherchent son corps percera
sa chair.
— Tenez bon ! crie-t-il
encore, en aveugle, dans le vide.
Soudain, il sent un coup à sa cuisse
gauche : un choc sec qui l’ébranle jusqu’à la colonne vertébrale et le
prive de force. Avec une expression de stupeur, il baisse les yeux et constate,
incrédule, la blessure de la balle qui a déchiré sa cuisse et fait couler à
gros bouillons le sang qui inonde la jambe de son pantalon. C’est fini,
pense-t-il brutalement, pendant qu’il recule en boitant pour s’appuyer sur le
canon qui est derrière lui.
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