Un Jour De Colère
tout, je me
vois forcé de me compromettre ?
Negrete ne desserre pas les dents,
continue de feuilleter ses papiers et tout, dans son comportement, laisse
entendre que l’entretien est terminé. Esquivel tente de nouveau d’avaler sa
salive, mais sa bouche reste sèche.
— Est-ce que je peux au moins
donner des munitions à mes hommes ?
— Retirez-vous.
Une demi-heure plus tard, à la tête
de vingt grenadiers de la Marine auxquels il a donné l’ordre de mettre
baïonnette au canon et d’emporter vingt balles dans leurs cartouchières,
l’enseigne Esquivel arrive à l’hôtel de Híjar, dans la rue d’Alcalá, et
distribue ses hommes le long de la façade. Selon le récit que lui fait le majordome
terrorisé, les Français sont partis après avoir pillé le rez-de-chaussée, mais
ils ont menacé de revenir pour s’occuper du reste. Le majordome montre à
Esquivel le cadavre du concierge Ramón Pérez Villamil, âgé de trente-six ans,
qui gît dans la cour au milieu d’une flaque de sang, un mouchoir sur le visage.
Il indique aussi qu’un pâtissier de la maison qui était au côté de Pérez
Villamil dans l’agression du général français a réussi à s’échapper jusqu’à la
rue Cedaceros, où il a voulu se réfugier dans la maison d’un tapissier de sa
connaissance ; mais il a trouvé la porte close et la maison abandonnée,
parce qu’un dragon avait été abattu devant, et il a été arrêté et conduit sans
ménagements au Prado. Des gamins de la rue qui l’ont suivi l’ont vu fusillé
avec d’autres.
— Les Français reviennent, mon
lieutenant !… Ils sont plusieurs à la porte !
Esquivel accourt à la vitesse de
l’éclair. De l’autre côté de la rue, une douzaine de soldats impériaux se sont
rassemblés, et leurs intentions ne font pas de doute. Ils n’ont pas d’officier
avec eux.
— Que personne ne bouge sans
mon ordre. Mais ne les quittez pas des yeux.
Les Français restent là un bon
moment, assis à l’ombre, sans se décider à traverser la rue. La présence
disciplinée des grenadiers de la Marine, avec leurs imposants uniformes bleus
et leurs hauts bonnets à poil, semble les dissuader de tenter quelque chose.
Finalement, au grand soulagement de l’enseigne de frégate, ils s’éloignent.
L’hôtel du duc de Híjar restera indemne durant les cinq heures suivantes,
jusqu’à ce que les hommes d’Esquivel soient relevés par un piquet du bataillon
français de Westphalie.
Peu d’endroits, dans Madrid,
jouissent de la même protection que la maison du duc de Híjar. Par crainte des
représailles françaises, beaucoup d’habitants abandonnent leurs foyers. Pour ne
pas l’avoir fait, le tailleur Miguel Carrancho del Peral, un ancien soldat qui
a quitté l’armée après dix-huit ans de service, est brûlé vif dans sa maison de
Puerta Cerrada. Le serrurier asturien Manuel Armayor, blessé à la première
heure sur l’esplanade du Palais, évite de justesse de subir le même sort. En le
transportant à son domicile de la rue Segovia, ceux qui l’accompagnaient ont
découvert les corps de deux Français morts dans la rue. Ne voulant pas le laisser
là, perdant son sang par plusieurs blessures, ils ont prévenu sa femme qui est
descendue en toute hâte, vêtue comme elle l’était ; et ainsi, le couple,
escorté par quelques voisins et connaissances, s’est réfugié chez un domestique
du prince de Anglona, dans le quartier de la Morería Vieja. Cette mesure de
prudence a sauvé le serrurier. Fous de colère à la vue de leurs camarades
morts, les Français interrogent les voisins et l’un d’eux dénonce Manuel
Armayor comme étant un des combattants de la journée. Les soldats enfoncent la
porte et, ne le trouvant pas, incendient la maison.
— Les Français montent !
Le cri se répand dans la maison du
placier en bons du Trésor royal Eugenio Aparicio y Sáez de Zaldúa, au numéro 4
de la Puerta del Sol. Il s’agit de l’agent de change le plus riche de Madrid.
Sa résidence où, ces jours derniers, il a reçu amicalement chefs et officiers
impériaux, est confortable et luxueuse, pleine de tableaux, de tapis et
d’objets de valeur. Aucun des habitants de cette maison ne s’est battu
aujourd’hui. Dès qu’a commencé la première charge de la cavalerie française,
Aparicio a ordonné à sa famille de se retirer à l’intérieur et aux domestiques
de fermer les volets. Pourtant, d’après ce que raconte une servante qui
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