Un Jour De Colère
grandes rigoles de sang à peine coagulé sous le soleil
sillonnent le sol transformé en boue rougeâtre.
— Un spectacle lamentable,
résume le commandant français.
C’est pire que ça, pense Arango. Le
premier bilan, sans tenir compte de tous ceux qui mourront de leurs blessures
dans les heures et les jours qui viennent, est terrifiant. À première vue, sur
un simple coup d’œil, il calcule que les Français ont perdu à Monteleón plus de
cinq cents hommes, en additionnant les morts et les blessés. Chez les
défenseurs, le prix est également très élevé. Arango a compté quarante-quatre
cadavres et vingt-deux blessés dans la cour, et il ne connaît pas le nombre de
ceux qui sont au couvent de Las Maravillas. Parmi les militaires, outre les
capitaines Daoiz et Velarde, le lieutenant Ruiz, sept artilleurs et quinze des
Volontaires de l’État qui sont venus avec le capitaine Goicoechea sont morts ou
blessés, et l’on ignore le sort réservé à la centaine de civils faits
prisonniers à la fin du combat ; encore que les intentions du commandement
français – fusiller ceux qui ont pris les armes – laissent peu de doutes. Par
chance, pendant que les soldats impériaux entraient par la porte principale,
une bonne partie des défenseurs a pu sauter le mur de derrière et s’enfuir.
Même dans ces conditions, avant de partir avec les capitaines Cónsul et
Córdoba, les officiers survivants et ce qui restait des artilleurs et des
Volontaires de l’État – désarmés, et en appréhendant que, d’un moment à
l’autre, les Français ne changent d’avis et ne les arrêtent –, Goicoechea a
confié à Arango que de nombreux civils se cachent dans les souterrains et les
greniers du parc. Cela inquiète le jeune lieutenant, qui affecte de n’en rien
savoir devant le commandant français. Il ignore que presque tous réussiront à
s’échapper, tirés silencieusement de leurs cachettes à la faveur de la nuit par
le lieutenant des Volontaires de l’État Ontoria et le charron Juan Pardo.
Un groupe de blessés se trouve à
part, à l’ombre du porche du pavillon de garde. Quittant Montholon et
l’interprète, Rafael de Arango s’approche d’eux au moment où des brancardiers
français commencent à les transporter dans la maison du marquis de Mejorada,
rue San Bernardo, transformée en hôpital pour les soldats impériaux. Ce sont
les artilleurs et les Volontaires de l’État qui sont restés vivants. Séparés
des civils, ils attendent d’être évacués, maintenant que la bonne volonté du
commandant français a facilité les choses.
— Comment vous sentez-vous,
Alonso ?
Le caporal Eusebio Alonso, qui gît
dans une flaque de sang boueuse avec un garrot et un pansement imprégné de
rouge à l’aine, le regarde avec des yeux voilés. Il a été gravement blessé au
dernier instant de la bataille en se battant à côté des canons.
— J’ai connu des jours
meilleurs, mon lieutenant, répond-il d’une voix très basse.
Arango s’accroupit près de lui et
contemple le visage du courageux vétéran : émacié et sali, les cheveux en
désordre, les yeux rougis par la souffrance et la fatigue. Il a des croûtes de
sang séché sur le front, la moustache et la bouche.
— On va vous conduire à
l’hôpital. Vous vous en remettrez.
Alonso remue la tête, résigné, et
d’un geste faible, désigne son aine.
— C’est la blessure du torero,
mon lieutenant… Vous savez : l’artère fémorale. Je m’en vais tout
doucement, mais je m’en vais.
— Ne dites pas de bêtises. On
va vous soigner. Je m’en occuperai personnellement.
Le caporal fronce un peu les
sourcils, comme si les paroles de son supérieur le gênaient. Bien des années
plus tard, en rédigeant une relation de cette journée, Arango rappellera mot
pour mot sa réponse : « Vous feriez mieux de vous occuper de ceux qui
peuvent encore s’en sortir… Je ne me suis pas plaint, et je n’ai appelé
personne… Tout ce que je demande, c’est de pouvoir enfin me reposer. Et j’ai
gagné le droit de le faire, parce que je meurs pour mon roi et à mon
poste. »
Après avoir surveillé le transport
d’Alonso – il mourra peu après, à l’hôpital –, Arango se dirige vers le
lieutenant Jacinto Ruiz, qu’on est justement en train de mettre sur un
brancard.
Ruiz, qui jusqu’à présent n’a pas
reçu d’autres soins qu’un mauvais pansement, est très pâle à cause de tout le
sang perdu. Sa
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