Un Jour De Colère
Corral, amené de sa
maison de la rue Principe, le serrurier de vingt-sept ans Bernardino Gómez et
le boulanger de trente ans Antonio Benito Siara, pris près de la Plaza Mayor.
En chemin, tandis qu’un détachement français conduisait ces deux derniers, une
ronde de Gardes du Corps qui les a rencontrés a tenté de les libérer. Les uns
et les autres se sont affrontés, de nouveaux Français sont accourus pour
accroître le tumulte. Finalement, les militaires espagnols n’ont pas réussi à
empêcher les impériaux de se dégager. Les détenus sont enfermés maintenant dans
les souterrains, et un sous-officier français porte à l’hôtel des Postes la
liste de ce contingent, où Martínez del Corral, Gómez et Siara figurent à côté
du maître d’escrime Vicente Jiménez, du comptable Fernández Godoy, de
l’encaisseur de lettres de change Moreno, du jeune domestique Bartolomé
Pechirelli et des autres prisonniers, soit dix-neuf au total. Le général signe
toutes les sentences de mort – il ne les lit même pas – pendant que le
lieutenant général Sexti observe, sans desserrer les dents. Aussitôt, pour
l’angoisse des amis et des parents qui osent rester dans la rue et suivent de
loin les prisonniers marchant entre les baïonnettes, ceux-ci sont conduits au
Buen Retiro. Sur le court trajet, les prisonniers traversent la Puerta del Sol,
pleine de soldats et de canons, où, parmi de grands ruisseaux de sang séché,
gisent sur le pavé les chevaux étripés par les navajas durant le combat de la
matinée.
— Ils vont nous tuer !
crie le Napolitain Pechirelli aux gens qu’ils croisent près de la fontaine de
la Mariblanca. Ces canailles vont nous tuer !
De la file des prisonniers monte une
clameur déchirante de protestation et de désespoir, à laquelle font écho les
familles qui suivent le triste cortège. À ces cris et à ces plaintes accourent
d’autres soldats français qui dispersent les gens et poussent avec leurs
crosses les hommes ligotés. Ils arrivent ainsi au Buen Suceso, où les
prisonniers sont entassés dans une salle pendant que leurs bourreaux les
dépouillent de leurs rares objets de valeur et des vêtements convenables qu’ils
conservent encore. Puis, sortis de là quatre par quatre, ils sont placés devant
un piquet de fusiliers en position dans le cloître, qui les abat à bout portant
tandis que les amis et les parents qui attendent dehors ou dans les couloirs de
l’édifice hurlent d’horreur en entendant les décharges.
Le Buen Suceso marque le début d’une
tuerie organisée, systématique, décrétée par le duc de Berg en dépit de ses
promesses à la Junte de Gouvernement. À partir de trois heures de l’après-midi,
le crépitement continu de la fusillade, les cris des suppliciés et les
vociférations des bourreaux glacent le sang des Madrilènes qui, en quête de
nouvelles des leurs, s’aventurent dans les parages du Buen Retiro et de la
promenade du Prado. L’allée et le terrain compris entre le couvent des
Hiéronymites, la fontaine de la Cibeles, les murs du collège de Jésus Nazareno
et la porte d’Atocha deviennent un vaste champ de mort où les cadavres vont
s’amonceler à mesure que décline le jour. Les exécutions, qui ont commencé de
façon spontanée dans la matinée et s’intensifient maintenant avec les
condamnations à mort officielles, se succèdent jusqu’à la nuit. Rien qu’au
Prado les fossoyeurs rempliront le lendemain neuf charrettes de cadavres, car
la quantité de suppliciés en cet endroit est énorme. Parmi eux, le cordonnier
Pedro Segundo Iglesias qui, après avoir tué un Français, a été dénoncé par un
voisin dans la rue de l’Olivar, le terrassier de la résidence royale de San
Fernando Dionisio Santiago Jiménez dit Coscorro, le Tolédan Manuel Francisco
González, le forgeron Julián Duque, le comptable de la Loterie Francisco
Sánchez de la Fuente, l’habitant de la rue Piamonte Francisco Iglesias
Martínez, le valet asturien José Méndez Villamil, le portefaix Manuel
Fernández, le muletier Manuel Zaragoza, l’apprenti de quinze ans Gregorio Arias
Calvo – fils unique du charpentier Narciso Arias –, le vitrier Manuel Amalgro
López et le garçon de dix-neuf ans Miguel Facundo Revuelta, jardinier de
Griñón, qui a combattu en compagnie de son père Manuel Revuelta avec lequel il
était venu à Madrid pour intervenir contre les Français. On fusille aussi
d’autres malheureux qui n’ont pas participé
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