Un Jour De Colère
d’une sentinelle française. Les seules
lumières sont les feux qu’ont allumés les piquets impériaux au coin des rues et
sur les places avec les meubles des logements mis à sac. Et cette lumière
vacillante, rougeâtre et sinistre, éclaire les baïonnettes, les pièces
d’artillerie, les murs criblés de balles, les vitres brisées et les cadavres
qui gisent partout.
Blas Molina frémit sous sa capote.
De certaines maisons sortent des cris et des pleurs, car les familles
s’angoissent pour le sort des absents ou se désolent de tant de morts présentes
ou à venir. En marchant dans cette partie de la ville, le serrurier a rencontré
des parents de prisonniers et de disparus. En essayant de ne pas former de
groupes qui suscitent la colère des Français, ces pauvres gens vont au Palais
ou aux Conseils pour réclamer des médiations impossibles : cela fait
longtemps que ministres et conseillers sont rentrés chez eux ; et les
quelques-uns qui intercèdent auprès des autorités impériales ne rencontrent aucun
écho. Des coups de feu sporadiques continuent de résonner dans la nuit, les uns
pour indiquer de nouvelles exécutions, les autres pour effrayer les Madrilènes
et les obliger à rester chez eux. En allant à Los Caños del Perral, Molina a vu
quatre cadavres récents près du couvent de San Pascual, et trois autres entre
la fontaine de Neptune et le cours San Jerónimo – un voisin lui a raconté
qu’ils revenaient de tondre des mules au Retiro et que les Français avaient
trouvé des ciseaux sur eux –, en plus des nombreux morts isolés que nul ne
ramasse et des dix-neuf corps criblés de balles dans la cour du Buen Suceso,
tous entassés contre un mur.
En se remémorant tout cela avec une
immense douleur, Blas Molina finit par pleurer, de rage et de honte. Tous des
braves, conclut-il. Tant de morts dans le parc de Monteleón et ailleurs pour
que tout se termine sous la chape sinistre de la nuit noire, avec les feux
français d’où lui parviennent des rires et des voix d’ivrognes, les détonations
qui déchirent le cœur des Madrilènes, ceux-là mêmes qui, il y a peu, se
battaient au mépris du danger pour leur liberté et pour leur roi.
Je jure de me venger, dit-il, se
dressant soudain dans l’obscurité. Je jure que je me vengerai des Français et
de tout ce qu’ils ont fait. D’eux et des traîtres qui nous ont laissés seuls.
Et que Dieu me tue si je faiblis.
Blas Molina Soriano tiendra son
serment. L’Histoire des temps agités à venir doit enregistrer aussi son humble
nom. Tenace, le serrurier s’enfuira de Madrid pour échapper aux représailles,
reviendra après la bataille de Bailén pour contribuer à la défense de la ville,
s’enfuira de nouveau après la capitulation et finira par rejoindre les
guérillas. Le conflit terminé, Molina rédigera un mémoire – « Laissant ma
femme abandonnée dans un total dénuement, pour me mettre au service de Votre
Majesté et de la Patrie… » –, en sollicitant du roi un modeste emploi à la
Cour. Mais Ferdinand VII, revenu en Espagne après avoir passé la guerre à
Bayonne en félicitant Bonaparte pour ses victoires, ne lui répondra jamais.
9
L’Asturien José María Queipo de
Llano, vicomte de Matarrosa et futur comte de Toreno, a vingt-deux ans.
Élégant, cultivé, ses idées avancées le situeraient, en un autre moment, plus
proche des Français que de ses compatriotes ; il sera, avec le temps, l’un
des constitutionnalistes de Cadix, exilé libéral après le retour de
Ferdinand VII et auteur d’une fondamentale Histoire du soulèvement, de
la guerre et de la révolution d’Espagne. Mais ce soir, à Madrid, le jeune
vicomte est loin d’imaginer tout cela ; ni que, dans vingt-huit jours, il
prendra la mer à Gijón à bord d’un corsaire anglais afin d’aller demander de
l’aide à Londres pour les Espagnols en armes.
— Nous n’avons pas pu sauver
Antonio Oviedo, dit-il, abattu, en se laissant choir dans un fauteuil.
Les amis dans la maison desquels il
vient d’entrer – les frères Miguel et Pepe de la Peña – sont consternés. Depuis
le milieu de l’après-midi, en compagnie de son cousin également asturien
Marcial Mon, José María Queipo de Llano a couru tout Madrid pour tenter
d’obtenir la libération de leur ami intime, Antonio Oviedo ; lequel, sans
avoir participé aux affrontements, a été pris par les Français au moment où il
traversait une rue, désarmé, et sans la
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