Un Jour De Colère
euphémisme. C’est une manière comme une
autre, pense-t-il, de décrire des cavaliers criblés de pierres depuis les
maisons et aux carrefours, assaillis par la foule, jetés à bas de leurs chevaux
et poignardés dans les rues et sur les places.
— Ah, Marbot ! Voici un
pli contenant des ordres. Veuillez le porter au Buen Retiro. À bride abattue.
— À qui dois-je le remettre,
Votre Altesse ?
— Au général Grouchy. Et si
vous ne le trouvez pas, à n’importe qui, pourvu qu’il soit au commandement…
Dépêchez-vous !
Le jeune capitaine reçoit
l’enveloppe scellée, porte la main à son colback et pique des éperons en
direction de Santa María et de la Calle Mayor, laissant derrière lui
l’imposante escorte du duc de Berg. Compte tenu de l’importance de sa mission,
le général Belliard a pris la précaution de lui donner quatre dragons. Tout en
chevauchant devant ceux-ci dans la rue Encarnación, Marbot se penche sur
l’encolure de son cheval et serre les dents, en s’attendant à tout moment à
recevoir la tuile, le pot ou le coup de fusil de chasse qui le désarçonnera.
C’est un militaire qui connaît son métier, il a de l’expérience, mais cela ne
l’empêche pas de déplorer sa malchance. Il n’est pas de tâche plus dangereuse
que de porter un message à travers une ville en état d’insurrection. Sa mission
consiste à parvenir au Buen Retiro, où sont cantonnées la cavalerie de la Garde
impériale et une division de dragons, au total trois mille cavaliers. La
distance n’est pas grande, mais l’itinéraire comprend la Calle Mayor, la Puerta
del Sol et la rue d’Alcalá ou le cours San Jerónimo qui sont en ce moment, pour
un Français, les pires endroits de Madrid. Il n’a pas échappé à Marbot que
Murat, conscient du danger de la mission, l’a confiée à lui, jeune officier
attaché à son état-major, et non à des aides de camp en titre, qu’il préfère
conserver près de lui et à l’abri du danger.
Marbot et ses quatre dragons n’ont
pas encore perdu de vue le palais Grimaldi quand, d’un balcon, ils sont la
cible d’un coup de fusil, qu’ils évitent facilement. Sur leur passage d’autres
détonations retentissent – par chance les tireurs ne sont pas des militaires,
mais des civils armés de fusils de chasse et de pistolets – et divers objets
pleuvent des balcons et des fenêtres. Accompagnés du fracas des sabots de leurs
montures, les cinq cavaliers filent au galop dans les rues, en une formation
compacte qui oblige les gens à leur céder le passage. Ils suivent de la sorte
la Calle Major et arrivent à la Puerta del Sol, où la foule est si menaçante
que Marbot sent son courage fléchir. Si nous hésitons, décide-t-il, tout finit
ici.
— Ne vous arrêtez pas,
crie-t-il à ses hommes. Ou nous sommes morts !
Et ainsi, avec la crainte, à chaque
bond de son cheval, d’être jeté à bas de sa selle et taillé en pièces, le
capitaine pique des éperons, ordonne à ses dragons de rester collés les uns aux
autres, et tous les cinq galopent vers l’entrée du cours San Jerónimo sans que
ceux qui s’écartent sur leur passage – quelques téméraires essayent de
s’interposer et de saisir les rênes, et Marbot renverse un ou deux exaltés avec
son cheval – puissent faire autre chose que les insulter, leur lancer des
pierres et des coups de bâtons, et, impuissants, les voir disparaître. Mais,
entre la rue du Lobo et l’hôpital des Italiens, la course doit
s’interrompre : un homme drapé dans sa cape décharge à bout portant son
pistolet sur le cheval d’un dragon, qui encense et jette son cavalier à terre.
Immédiatement, de nombreux habitants se précipitent des maisons voisines pour
tuer le dragon tombé ; mais Marbot et les autres tirent sur leurs rênes,
font volte-face et accourent au secours de leur camarade, opposent leurs sabres
aux navajas et aux poignards des agresseurs, presque tous jeunes et
déguenillés, dont trois restent sur le carreau ; les autres s’enfuient,
non sans avoir légèrement blessé les dragons, tandis que Marbot a reçu un
violent coup de couteau qui n’a pas atteint la chair mais a déchiré une manche
de son dolman. Finalement, tendant une main au dragon démonté pour qu’il se
cramponne aux selles et coure entre deux chevaux, les cinq hommes poursuivent
leur marche aussi vite qu’ils le peuvent, en descendant le cours San Jerónimo,
jusqu’aux écuries du Buen Retiro.
Pendant ce
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