Un Jour De Colère
Sévillan de trente-deux ans, entend le tumulte
et sort pour voir ce qui se passe.
— Les Français tirent sur le
peuple ! l’avertit un voisin.
En réalité, José Blanco White ne
s’appelle pas encore ainsi.
Ce nom – emprunté à sa lointaine
ascendance irlandaise –, il l’adoptera plus tard en anglicisant celui de José
María Blanco y Crespo, lorsqu’il vivra en exil en Angleterre, où il écrira ses Lettres
d’Espagne , indispensables à quiconque veut comprendre son époque. Pour
Blanco White, le Pepe Crespo des salons sévillans et des cafés madrilènes, ami
du poète Quintana et en même temps admirateur du théâtre de Moratín, homme
éclairé, lucide, dont les idées de liberté et de progrès sont plus proches des
idées étrangères que de l’ambiance confinée de toiles d’araignées et de
sacristies qui le désole tant dans sa patrie – il est un lecteur assidu de
Feijoo, Rousseau et Voltaire –, la nouvelle des représailles françaises semble
incroyable : c’est une atrocité monstrueuse et un non-sens politique.
C’est pourquoi il veut en constater la véracité de ses propres yeux. Il arrive
ainsi sur la place Santo Domingo, au confluent de quatre grandes rues, dont
l’une vient directement de l’esplanade du Palais. Dans cette dernière résonne
le battement d’un tambour, et Blanco White s’arrête à côté d’un rassemblement
de paisibles citoyens, badauds bien vêtus et artisans du quartier. Au débouché
de la rue, apparaît une troupe française au pas de course, fusils prêts à
tirer. Tandis que Blanco White attend pour les voir de près sans soupçonner le
moindre danger, il observe que les soldats font halte à vingt pas et épaulent
leurs armes.
— Attention !… Ils vont
tirer !… Attention !
La salve arrive à l’improviste,
brutale, un homme tombe mort au coin de la rue par laquelle tous se sauvent en
courant. Le cœur bondissant dans sa poitrine, révulsé par ce qu’il vient de
voir, le souffle coupé, Blanco White court vers sa maison, monte l’escalier et
ferme la porte. Là, indécis, bouleversé, il ouvre la fenêtre, entend les tirs
qui continuent et se hâte de la refermer. Puis, ne sachant que faire, il sort
d’un coffre un fusil de chasse, et, le tenant à la main, il marche de long en
large dans sa chambre, sursautant à chaque décharge proche. Ce serait
suicidaire, se dit-il, de sortir dans la rue n’importe comment et sans savoir
pourquoi. Avec qui ou contre qui. Pour se calmer, avant de prendre une
décision, il s’empare d’une boîte de poudre et de plombs, et il se met à
fabriquer des cartouches pour le fusil. Au bout d’un moment, il se sent
ridicule, range l’arme dans le coffre et va s’asseoir devant la fenêtre,
tressaillant au crépitement des détonations qui s’étend aux quartiers voisins,
ponctué par intervalles de coups de canon.
Lorsque le capitaine Marbot revient
au palais Grimaldi, il voit le duc de Berg sortir à cheval avec tout son
état-major, escorté par un demi-escadron de cavaliers polonais et une compagnie
de fusiliers de la Garde impériale. Comme la situation devient tendue et qu’il
craint de rester isolé dans le palais, Murat a décidé de transporter son
quartier général près des écuries du Palais royal, sur la côte de San Vicente
par laquelle est prévue l’arrivée de l’infanterie cantonnée au Pardo, pendant
qu’une autre colonne viendra de la Casa del Campo en passant par le pont de
Ségovie. L’un des avantages tactiques de l’endroit, bien que personne n’ose le
dire à voix haute, est que, de là, Murat pourrait, avec la totalité de son
quartier général, contourner la ville par le nord si celle-ci était bloquée et,
si les choses tournaient vraiment mal, se replier sur Chamartín.
— La cavalerie devrait déjà
être à la Puerta del Sol en train de sabrer cette racaille ! Et Godinot et
Aubrée en train de suivre avec leur infanterie !… Où en est-on, au Buen
Retiro ?
Le duc de Berg tire furieusement sur
les rênes de son cheval. Son humeur a encore empiré, et les motifs ne manquent
pas. Il vient d’apprendre que plus de la moitié des courriers expédiés aux troupes
ont été interceptés. Telle est du moins l’expression qu’utilise le général
Belliard. Le capitaine Marbot, qui arrive sur sa monture au moment où le groupe
rutilant de l’état-major prend la rue Nueva vers le Campo de Guardias, ne peut
retenir une grimace en entendant cet
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