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Un Jour De Colère

Un Jour De Colère

Titel: Un Jour De Colère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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observer le spectacle de la rue. Des cris de la foule et des tirs
isolés au loin, c’est à peine si des échos parviennent à ses oreilles – une
maladie, il y a quelques années, l’a laissé sourd –, bruits amortis qui se
confondent avec les rumeurs de son cerveau toujours tourmenté, tendu et aux
aguets. Goya est à son balcon depuis que, voici un peu plus d’une heure, León
Ortega y Villa, un jeune homme de dix-huit ans qui est son élève, est venu de
chez lui, rue Cantarranas, pour demander la permission de ne pas se rendre à
l’atelier. « Nous allons probablement devoir nous battre avec les
Français », a-t-il dit au peintre en parlant comme d’habitude très fort
tout contre son oreille invalide, avant de repartir avec le sourire juvénile et
héroïque de ses jeunes années, sans prêter attention aux objurgations de Josefa
Bayeu qui lui reprochait de prendre des risques sans tenir compte de
l’inquiétude de sa famille.
    — Tu as une mère, León.
    — J’ai mon honneur, Doña
Josefa, et une patrie à défendre.
    Maintenant Goya demeure immobile,
sourcils froncés, contemplant le fourmillement dense de la foule qui descend
vers la Puerta del Sol ou remonte la rue Fuencarral en direction du parc
d’artillerie. Homme génial, voué à la gloire des musées et de l’histoire de
l’Art, il essaye de vivre et de peindre en s’abstrayant de la réalité
quotidienne, malgré ses idées avancées, ses amis acteurs, artistes et écrivains
– parmi eux, Moratín, dont le sort préoccupe aujourd’hui le peintre –, ses
bonnes relations avec la Cour et sa rancœur, secrète, envers l’obscurantisme,
les prêtres et l’Inquisition. Lesquels, pense-t-il, ont, des siècles durant,
transformé les Espagnols en esclaves incultes, délateurs et couards. Maintenir
son œuvre à l’écart de tout cela est de plus en plus difficile. Déjà, dans la
série de gravures des Caprices réalisée il y a neuf ans, l’Aragonais a
tourné en ridicule, presque ouvertement, les prêtres, les inquisiteurs, les
juges injustes, la corruption, l’abrutissement du peuple et autres vices
nationaux. De la même manière, aujourd’hui, il lui est impossible de se
soustraire aux sombres présages qui planent sur Madrid. Le vague brouhaha qui
parvient aux tympans abîmés du vieux peintre s’accroît par moments, montant
d’un degré, tandis que dans la foule les têtes s’agitent, formant des vagues
comme le blé sous l’effet du vent ou comme la mer quand s’annonce une tempête.
L’Aragonais est un homme énergique qui, dans sa jeunesse, a été torero, s’est
battu au couteau, a dû fuir la justice ; il n’a rien d’un petit-maître ou
d’une poule mouillée. Pourtant cette foule en ébullition, pour lui silencieuse,
qui s’agite tout près a quelque chose d’obscur qui l’inquiète davantage que
l’émeute immédiate ou les troubles prévisibles. Dans les bouches ouvertes et
les bras levés, dans les groupes qui passent en brandissant gourdins et navajas
et en criant des paroles inaudibles mais qui résonnent dans la tête de Goya
aussi terribles que s’il pouvait les entendre, le peintre voit se dessiner des
nuages noirs et des torrents de sang. Derrière lui, entre les crayons, les
fusains et les estompes, sur la petite table où il a l’habitude de travailler à
ses croquis en profitant de la clarté de la grande fenêtre, est posée l’esquisse
de quelque chose qu’il a commencé ce matin, quand la lumière était encore
grise : un dessin au crayon qui représente un homme aux vêtements
déchirés, agenouillé et les bras en croix, entouré d’ombres qui l’assaillent
comme les fantômes d’un cauchemar. Et en marge de la feuille, d’une écriture
forte, sans appel, Goya a écrit ces mots : « Tristes pressentiments
de ce qui doit arriver. »
    Jacinto Ruiz Mendoza souffre
d’asthme, et il s’est réveillé aujourd’hui – comme cela lui arrive souvent –
avec une forte fièvre et une terrible sensation d’étouffement. Du lit où il gît
prostré, il entend des tirs isolés, et il se lève avec difficulté. Son corps
est trempé de sueur, il ôte sa chemise de nuit mouillée, se rafraîchit un peu
la figure avec l’eau d’une cuvette et revêt lentement, la boutonnant de ses
doigts gourds, la nouvelle veste blanche à revers rouges dont vient d’être doté
le 36 e régiment d’infanterie des Volontaires de l’État, dans lequel
il sert avec le grade de lieutenant. Il

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