Un Jour De Colère
s’ouvre. Le cordonnier
Iglesias et le courrier des Postes Linares parviennent à s’échapper vers la
place San Martín ; cependant le prêtre, qui boite parce qu’il s’est tordu
la cheville, arrive à la porte du couvent. Là, il frappe avec la crosse de son
fusil en demandant asile ; mais, à l’intérieur, personne ne répond, et les
Français le rejoignent. Résigné à son sort, il se retourne en récitant son acte
de contrition, prêt à rendre son âme à Dieu. Mais, en voyant la tonsure et la
soutane, l’officier commandant le détachement, un vétéran à moustache grise,
écarte le sabre qui va le percer sur place.
— Hérétiques, suppôts maudits
de Lucifer ! leur crache don Francisco.
Les soldats se contentent de le
rouer de coups de crosses et l’emmènent, mains liées, en direction du Palais.
Les fuyards de la place des
Descalzas ne sont pas les seuls à courir. Un peu plus au sud de la ville, de
l’autre côté de la Plaza Mayor, les survivants de la charge de la cavalerie
lourde à la porte de Tolède se retirent comme ils peuvent en remontant vers le
Rastro et la place de la Cebada. La mêlée a été si rude et la tuerie si
monstrueuse que les Français ne font grâce à personne. Pour tirer sa révérence
aux cuirassiers qui sabrent tout sur leur passage, le marquis de Malpica,
épuisé, cherche refuge dans les rues voisines de la Cava Baja, tout en
soutenant son serviteur Olmos qui, depuis qu’il s’est trouvé pris sous les
jambes d’un cheval ennemi, pisse le sang comme un cochon égorgé.
— Où allons-nous maintenant,
monsieur le marquis ?
— À la maison, Olmos.
— Et les gabachos ?
— Ne t’inquiète pas. Tu en as
assez fait pour aujourd’hui. Et je crois que moi aussi.
Le valet regarde sa culotte, rouge
de sang jusqu’aux genoux.
— Je suis en train de me vider
par le bec de la gargoulette.
— Tiens bon !
Au coin des rues Toledo et de la
Sierpe, le dragon de Lusitanie Manuel Ruiz García, qui bat en retraite avec les
survivants des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller –
les trois étrangers et lui ne se connaissaient pas la veille, mais il leur
semble avoir passé ensemble la moitié de leur vie –, s’arrête, très calme, pour
recharger son fusil sous un porche, il l’épaule, vise soigneusement et abat
d’une balle dans la poitrine un cavalier français qui montait la rue en
galopant, sabre au clair.
— C’était ma dernière
cartouche, dit-il à Weller.
Après quoi, tous les quatre se
mettent à courir, courbés, en esquivant le feu de plusieurs Français qui
progressent, démontés, sous les arcades. La raideur de la pente les fatigue.
Ruiz García a proposé aux autres de se réfugier dans sa caserne, située sur la
place de la Cebada. Ils se dépêchent, car les balles sifflent, et l’on entend
déjà le trot de chevaux ennemis qui approchent. Au moment où Monsak, Franzmann
et Weller arrivent au croisement de la rue des Velas, ce dernier s’aperçoit que
le dragon n’est pas avec eux ; il se retourne et le voit qui gît sur le
dos au milieu de la rue. Scheisse ! pense l’Alsacien. Merde, la
malchance les poursuit. D’abord son camarade Leleka, et maintenant l’Espagnol.
Il pense un instant l’aider, car le dragon n’est peut-être que blessé, mais les
tirs redoublent et les cuirassiers sont tout près. Il reprend donc sa course.
Poursuivie par les cavaliers
français, ses ciseaux de poissonnière à la main, Benita Sandoval Sánchez qui
s’est battue jusqu’à la dernière minute à la porte de Tolède passe en courant
près du corps du dragon Manuel Ruiz García. Dans le combat et la débandade qui
a suivi, elle a perdu de vue son mari, Juan Gómez, et elle cherche maintenant à
se sauver par la porte de Moros, afin de faire un grand détour et de rentrer
chez elle, au 17 de la rue de la Paloma. Mais les chevaux des poursuivants vont
plus vite qu’elle, gênée par la jupe qu’elle soulève de sa main libre pendant
qu’elle essaye de leur échapper. En voyant que c’est impossible, elle entre
dans la rue de l’Humilladero et se réfugie derrière une porte dont elle tire le
loquet. Elle demeure ainsi immobile et dans le noir, le cœur au bord des
lèvres, hors d’haleine, guettant les bruits du dehors, mais elle ne tarde pas à
déchanter : le martèlement des sabots sur le pavé se tait, des voix
furieuses résonnent en français, et une succession de coups ébranle la
Weitere Kostenlose Bücher