Un Jour De Colère
tel
esprit de discipline : Daoiz ne tarde pas à le constater. Artilleurs,
soldats et volontaires tiennent bon autant qu’ils le peuvent ; mais chaque
fois que le feu s’intensifie, de plus en plus de gens cherchent refuge dans le
parc ou dans le couvent sous prétexte d’y porter les blessés. C’est logique,
conclut, sans amertume, le capitaine. Rien n’est plus efficace que la mitraille
et le sang pour tempérer les enthousiasmes. Parmi tous les officiers qui se
sont présentés ce matin comme volontaires, tous ne font pas non plus du zèle.
Certains, qui parlaient haut et fort dans les réunions et les cafés, préfèrent
maintenant se tenir à l’intérieur. Daoiz soupire, résigné, le sabre à l’épaule,
la lame frôlant l’épaulette droite. Chacun fait ce qu’il peut. Tant que
lui-même, Velarde et quelques autres continueront à donner l’exemple, la
plupart des militaires et des civils ne flancheront pas : que ce soit
parce qu’ils gardent une confiance aveugle dans les uniformes qui les guident –
ah, se dit-il, si ces pauvres gens savaient ! – ou parce qu’ils sont
soucieux de leur dignité et ne veulent pas perdre la face. À défaut d’autre
chose, les mots « avoir des couilles » continuent à produire des
effets prodigieux dans le peuple de la rue.
— Pointez cette pièce !…
Feu !
Les ordres de Jacinto Ruiz
retentissent de nouveau à côté de son canon. Satisfait, Daoiz voit que les
autres pièces, elles aussi, remplissent leur mission. Les balles passent en
essaims bourdonnants, et le Sévillan est surpris d’être toujours vivant et non
gisant à terre comme les malheureux qui sont contre le mur, yeux ouverts et
visages dégoulinants de sang, ou qui hurlent pendant qu’on les mène au couvent,
à l’amputation ou à la mort. Tôt ou tard, nous finirons tous comme ça,
pense-t-il. Sur le pavé ou dans le couvent. À cette idée, un rictus de
désespoir lui tord la bouche. Un instant, son regard croise celui du lieutenant
Rafael de Arango, noir de poudre, couvert de sueur, veste et gilet dégrafés,
qui donne des ordres à ses hommes. Le comportement du jeune officier est
impeccable, mais, dans ses yeux, on peut lire un reproche. Il semble croire que
tout ça me fait plaisir, en déduit Daoiz. Un garçon bizarre, en tout cas :
méfiant et peu sympathique. Il doit penser que, même s’il arrive à sortir
vivant de Monteleón et ne finit pas fusillé ou en forteresse, nous lui avons
brisé à tout jamais sa carrière. Mais qu’importe ! Il peut penser ce qu’il
veut. Lieutenants, capitaines ou soldats, aucun ne peut plus faire demi-tour.
Cela vaut pour tous, civils compris. Le reste est sans importance.
Tout en agitant ces pensées dans sa
tête, Daoiz se tourne pour voir de l’autre côté et se trouve face au capitaine
Velarde.
— Qu’est-ce que tu fais
là ?
Pedro Velarde, avec le secrétaire
Almira toujours collé à lui comme son ombre, arrive, sale et exténué, de
l’échauffourée du carrefour de San Andrés, où il vient d’expédier en renfort
l’autre moitié de la bande de Cosme de Mora. Daoiz observe que des boutons
manquent à son élégante veste verte d’état-major et qu’une épaulette a été
tranchée par un coup de sabre.
— Tu crois qu’ils vont venir à
notre secours ? l’interroge Velarde.
Il a dû crier pour se faire entendre
dans la fusillade. Daoiz hausse les épaules. Pour l’heure, il ne sait pas ce
qui lui est le plus pénible : les reproches muets du lieutenant Arango ou
l’optimisme obstiné de Velarde.
— Je ne crois pas. Nous sommes
seuls… Nous avons allumé la flamme, mais le feu ne prendra pas.
— Pourtant les tirs français
faiblissent.
— Pas pour longtemps.
— Il y a encore un espoir,
non ? Ton message au capitaine général a dû lui parvenir… Ils vont
probablement réagir… Notre exemple va les faire rougir de honte !
Une balle française vrombit entre
les deux militaires, qui se regardent dans les yeux. L’un, exalté comme
toujours, l’autre qui reste serein.
— Foutaises, mon vieux, répond
Daoiz. Et rentre dans le parc, sinon ils vont te tuer.
6
En tirant leurs dernières cartouches,
les soldats des Gardes wallonnes Paul Monsak, Gregor Franzmann et Franz Weller
se replient en bon ordre de Puerta Cerrada sur la Plaza Mayor par la voûte de
la rue Cuchilleros. Ils reculent en se protégeant mutuellement, de porche en
porche et sans cesser de se battre avec une
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