Un Jour De Colère
bataille de la moitié de
l’Europe et non parmi les aides de camp et les cartes d’un quartier général.
— Ne vaut-il pas mieux attendre
l’arrivée de nos canons ? interroge prudemment Hiller. Il serait peut-être
préférable de laisser d’abord la mitraille balayer la rue.
Montholon esquisse une moue
dédaigneuse.
— Nous pouvons régler ça seuls.
Ils ne sont qu’une poignée de militaires et quelques civils. Ils auront à peine
le temps de tirer une salve que nous serons déjà sur eux.
— Mais les Westphaliens ont
déjà beaucoup souffert.
— Ils ont été trop confiants et
ce sont des maladroits. Ne perdons plus de temps.
Sûr de la troupe sous ses ordres, le
commandant regarde les alentours. Depuis un moment, pendant que les tireurs
avancés font des tirs de diversion sur les canons ennemis, le gros des forces
d’assaut prend position en attendant l’ordre d’avancer. De la fontaine Neuve à
la porte de Los Pozos, la rue Fuencarral fourmille des vestes bleues, pantalons
blancs, guêtres et shakos noirs de l’infanterie de ligne. Les soldats sont
jeunes, comme d’habitude en Espagne, mais encadrés par des sous-officiers
disciplinés et expérimentés. C’est peut-être ce qui explique leur calme, malgré
les cadavres de leurs camarades qu’ils voient au loin, gisant sur la chaussée.
Ils veulent se venger et, en se voyant si nombreux, ils ont confiance. Ils sont
quand même l’infanterie de l’armée la plus puissante du monde ! Montholon,
lui non plus, ne nourrit aucun doute. Dès que l’attaque aura commencé, la
défense des insurgés s’effondrera comme un château de cartes.
— Allons-y, une bonne fois pour
toutes.
— À vos ordres.
Sonneries de trompette, roulements
de tambour : le capitaine Hiller tire son sabre, crie « Vive
l’Empereur ! » et se plante au milieu de la rue, tandis que les
quatre-vingt-dix soldats de sa compagnie se mettent en mouvement. En tête, les
tireurs qui sautent de porte en porte, puis des files de soldats qui se collent
aux façades et marchent derrière leurs officiers. Du carrefour où il se trouve,
le commandant les voit progresser sur les deux bords de la rue San José tandis
que crépite la fusillade et que la fumée s’étend comme un nuage au ras du sol.
Par les roulements des tambours qui proviennent des environs, Montholon sait
que, dans le même instant, un mouvement similaire est en action dans la rue San
Pedro, près du couvent des sœurs, et que les Westphaliens, que l’expérience a
rendus prudents, progressent également par la rue San Bernardo. L’idée est que
ces trois attaques simultanées convergent sur l’entrée même du parc.
— Quelque chose ne va pas, dit
Labédoyère, qui est resté près de Montholon.
Quoi qu’il lui en coûte, ce dernier
a le même sentiment. En dépit de la pluie de balles qui s’abat sur les canons
rebelles, les Espagnols ne bronchent pas. D’innombrables éclairs percent la
fumée. Une explosion fait trembler les façades, et un projectile vient
s’écraser contre les murs en faisant voler en éclats crépi, briques et bois.
Peu après apparaissent des soldats français qui reviennent blessés, se
cramponnant aux murs, ou qui titubent, soutenus par leurs camarades. L’un d’eux
est le capitaine Hiller, le visage en sang, car un ricochet lui a arraché son
shako et l’a blessé au front.
— Ils ne plient pas,
rapporte-t-il pendant qu’il nettoie le sang qui l’aveugle et se fait panser
avant de retourner, stoïque, en bon soldat de métier, dans le nuage de fumée.
En le voyant repartir, Labédoyère
fronce les sourcils.
— Je crois que ça ne sera pas
si facile, commente-t-il.
Montholon lui impose le silence et
donne un ordre sec.
— Avancez avec votre compagnie.
Labédoyère hausse les épaules, tire
son sabre, fait battre le tambour, crie « Baïonnette au
canon ! » et pénètre dans le nuage de poudre derrière Hiller, suivi
de cent deux soldats qui baissent la tête chaque fois que, en face, flamboie un
chapelet d’éclairs.
— En avant ! Vive
l’Empereur !… En avant !
Resté au carrefour, inquiet, le
commandant Montholon se ronge l’ongle de l’annulaire gauche, où luit une bague
en or aux armes de sa famille. Il est impossible, se dit-il, que dans une
sordide et obscure affaire de rétablissement de l’ordre, un quarteron
d’insurgés déguenillés résiste aux vainqueurs d’Iéna et d’Austerlitz. Mais le
capitaine
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