Un Jour De Colère
clair, se précipite avec eux dans
la rue.
— Baïonnette au canon !…
Ils arrivent !
Beaucoup restent retranchés dans l’entrée
ou tirent depuis les murs, mais il est quand même suivi par cinq Volontaires de
l’État et une demi-douzaine de civils, parmi lesquels le serrurier Molina et
les survivants de la bande de l’hôtelier Fernández Villamil, l’orfèvre Antonio
Claudio Dadina et les frères Muñiz Cueto.
— Ils ne passeront pas !…
hurle Velarde d’une voix que la colère et la poudre ont rendue rauque. Ces gabachos ne passeront pas ! Vous m’entendez ?… Vive
l’Espagne !
Au milieu d’une fusillade confuse,
ce groupe se voit renforcé par des hommes du parti de Cosme de Mora, qui
reculent en désordre après avoir abandonné la maison du coin de la rue San
Andrés qu’ils avaient prise d’assaut quelque temps auparavant avec Velarde, et
par des civils isolés : l’étudiant José Gutiérrez, le perruquier Martín de
Larrea et son garçon coiffeur Felipe Barrio, l’ouvrier typographe Gómez
Pastrana, don Curro García et le jeune Francisco Huertas de Vallejo qui ont
réussi à arriver jusqu’ici par le couvent de Las Maravillas. De la sorte, se
rassemblent autour des canons, mêlés aux servants des pièces, une cinquantaine
de combattants, y compris Ramona García Sánchez, qui demeure auprès du
capitaine Daoiz, et Clara del Rey qui, avec son mari et ses fils, continue de
servir la pièce commandée par le lieutenant Arango.
— Tenez bon !… Baïonnettes
et navajas !… Tenez bon !…
Cette concentration de combattants a
son prix en sang, car elle facilite le tir des soldats français déployés dans
les maisons et sur les toits voisins. La jeune fille de dix-sept ans Benita
Pastrana reçoit ainsi une balle dans le pied et mourra de la gangrène quelques
jours plus tard. Le journalier de dix-sept ans Manuel Illana, le soldat
asturien des Volontaires de l’État Antonio López Suárez, vingt-deux ans, sont
blessés, et le scieur de long Antonio Matarranz y Sacristán, trente-quatre ans,
est frappé d’une balle à la tête.
— Ils viennent !… Ils
arrivent !…
Luis Daoiz essuie la sueur de son
front avec la manche de sa veste et lève son sabre. Deux des trois canons sont
chargés, et ses servants les déplacent en toute hâte pour prendre en enfilade
la rue San José par où s’approche, au pas de charge et baïonnettes en avant,
l’immense colonne française, imperturbable dans sa marche malgré le harcèlement
des hommes du capitaine Goicoechea qui déchargent sur elle tout ce que leurs
fusils peuvent tirer. Des autres officiers qui se sont présentés le matin, on
ne voit guère de traces. Ils doivent être en train, pense amèrement Daoiz, de
garder courageusement les arrières moins exposés. Quant aux forces ennemies qui
sont sur le point de leur tomber dessus, le capitaine d’artillerie expérimenté
sait qu’il n’y a aucun moyen d’arrêter leur assaut et que, lorsque les
baïonnettes françaises disciplinées en arriveront au corps à corps, les
défenseurs seront inéluctablement écrasés. Il ne reste donc plus qu’à se rendre
ou à mourir en combattant. Et plutôt que de finir devant un peloton d’exécution
– ce dont personne ne pourra le sauver, s’il est pris vivant –, Daoiz préfère
finir ici, debout et le sabre à la main. Comme c’est le devoir, au point où il
en est, de tout homme qui, comme lui, n’est pas disposé à se brûler lui-même la
cervelle. Mieux vaut, avant, faire sauter celle d’autant de Français qu’il le
pourra. Et donc, se désintéressant du monde et de tout le reste, le capitaine
se campe bien droit et s’apprête à lever son sabre pour crier
« Feu ! » et faire tirer les canons – si au moins ils avaient de
la mitraille ! se lamente-t-il encore une fois –, puis à se servir de ce
même sabre pour vendre sa vie aussi cher que son courage et son désespoir
pourront la faire payer. Un instant, son regard rencontre les yeux enfiévrés de
Pedro Velarde, qui arme un pistolet et le décharge contre les Français, sans
cesser de hurler et de houspiller ceux qui, devant la proximité de l’ennemi,
fléchissent et veulent battre en retraite. Maudit et cher fou furieux,
pense-t-il. Voilà où nous ont conduits ton patriotisme et le mien, dignes d’une
Espagne meilleure que cette autre, si triste et si misérable qu’elle serait
capable de nous faire envier ces Français qui nous réduisent en
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