Un Jour De Colère
se demande qui donc il a
vraiment en face de lui, et qui diable commande ici.
Le capitaine Melchor Álvarez, du
régiment des Volontaires de l’État, n’est pas seulement en sueur et hors
d’haleine, il est aussi furieux. La sueur et la respiration entrecoupée, il les
doit à la course qu’il vient de livrer depuis la caserne de Mejorada, d’où le
colonel Esteban Giraldes l’a envoyé, il y a un quart d’heure, avec pour
instructions d’ordonner aux responsables du parc de Monteleón de cesser le feu
et de livrer les lieux aux Français. Quant à la colère, elle vient de ce que,
malgré les risques qu’il a pris en s’interposant entre les combattants sans
autre défense qu’un mouchoir blanc accroché à son sabre, aucun des officiers
qui commandent cette folle aventure n’a le moindre égard pour lui. Le capitaine
Luis Daoiz lui a dit de retourner d’où il vient et l’autre insurgé, Pedro
Velarde, lui a carrément ri au nez :
— Ce n’est pas le colonel
Giraldes qui commande ici.
— Ça ne vient pas du colonel
Giraldes, mais de la Junte de Gouvernement ! insiste Álvarez en exhibant
le document. L’ordre est signé du ministre de la Guerre en personne… Il est
indigné de cette aberration et donne l’ordre de cesser immédiatement le feu.
— Le ministre perd son temps,
déclare Velarde. Et vous aussi.
— Vous êtes seuls. Personne ne
va vous secourir, et le calme règne dans le reste de la ville.
— Nom de Dieu, puisque je vous
dis que vous perdez votre temps !… Vous êtes sourd ?
Le capitaine Álvarez, mal à l’aise,
regarde l’officier d’état-major. En lui remettant l’ordre, le colonel Giraldes
l’a instruit de l’exaltation et du fanatisme de ce Pedro Velarde, mais sans
préciser qu’il pourrait en arriver à une telle extrémité. Le plus inquiétant
est que l’autre capitaine, qui a la réputation d’être un homme modéré et de bon
sens, est tout aussi obstiné. Ce qui est sûr, en tout cas, conclut Álvarez en
observant les rigoles de sang sur le sol et les gens attroupés qui attendent,
c’est que tout est allé trop loin.
— Vous êtes des irresponsables,
insiste-t-il d’un ton sévère. Vous mettez le peuple en danger et vous l’exposez
à des conséquences encore plus désastreuses… Tout ce sang répandu des deux
côtés ne vous suffit pas ?
Le capitaine Daoiz étudie les
Français. Le chef de la colonne se tient à quatre pas, en compagnie de deux
capitaines et d’un trompette. Près de lui, un interprète traduit au fur et à
mesure. Le commandant écoute avec attention, la tête penchée sur le côté, les
sourcils froncés, en tripotant la boucle de son ceinturon, le sabre encore dans
l’autre main.
— Ces messieurs, dit Daoiz en
désignant le Français, mitraillent le peuple et font couler son sang. Et le
Gouvernement, et vous-même, capitaine Álvarez, avec bien d’autres, vous restez
à regarder, les bras croisés.
— Et ça, intervient Velarde
très échauffé, quand vous n’êtes pas directement de connivence avec l’ennemi.
Álvarez, dont la patience n’est pas
la qualité première, sent la colère lui monter à la tête. Il n’est pas du parti
français, il est seulement un militaire fidèle aux ordonnances et au roi
Ferdinand VII. Il est ici, ordres mis à part, parce qu’il considère que la
résistance à l’armée impériale est une aventure téméraire et inutile. Ni le
peuple et les militaires réunis, ni l’Espagne entière soulevée n’auraient la
moindre chance face à l’armée la plus puissante du monde.
— L’ennemi ?
proteste-t-il, outré. Ici, l’unique ennemi est cette populace sans frein et le
désordre… Et ce mot de connivence, je le prends comme une insulte
personnelle !
Pedro Velarde fait un pas en avant,
le visage dur, la main gauche crispée sur le pommeau de son sabre.
— Et alors ? Vous voulez
que je vous en donne satisfaction ?… Vous avez envie de vous battre avec
moi ?… Dans ce cas, retirez ce honteux drapeau blanc, joignez-vous à ces
messieurs les Français, et vous verrez ce que vous verrez !
— Calme-toi, s’interpose Daoiz
en le retenant par le bras.
— Me calmer ? – Velarde se
libère brutalement de son ami. – Qu’ils aillent tous au diable, ces
chiens !
Álvarez est à un doigt d’abandonner.
C’est inutile, conclut-il. Qu’ils s’entretuent, puisqu’il n’y a rien d’autre à
faire. Et à la grâce de Dieu. Pourtant, après
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