Un Jour De Colère
Levant, le
soldat des Volontaires de l’État Esteban Vilmendas Quílez, âgé de dix-neuf ans,
et Francisca Olivares Muñoz, habitant rue de la Magdalena, qui a le cou
traversé par une balle au moment où elle apporte une dame-jeanne de vin aux
artilleurs. Les affûts des canons sont tachés de sang, le sol est couvert de
flaques et de traces rouges laissées par les corps que l’on traîne, à peine
tombés, vers l’entrée du parc ou le couvent de Las Maravillas ; à une
fenêtre de celui-ci, sœur Eduarda continue d’arroser les combattants de
médailles et d’images pieuses et de les haranguer.
— Que Dieu vous bénisse
tous !… Vive l’Espagne !
Bénis ou pas bénis, pense amèrement
Luis Daoiz, il n’empêche que les défenseurs du parc se font tirer comme des
lapins. Il le dit – discrètement, entre ses dents – au capitaine Velarde quand
celui-ci vient voir comment les choses se passent dehors.
— Nous avons mis ces malheureux
dans un fichu pétrin, Pedro.
Velarde, qui arbore toujours son
visage d’halluciné, le regarde comme s’il tombait de la lune.
— Il suffit d’attendre encore
un peu, dit-il en rajustant l’épaulette tranchée d’un coup de sabre. Les
camarades ne peuvent pas nous laisser comme ça.
— Les camarades ? Quels
camarades ? – Daoiz baisse encore la voix. – Ils sont tous planqués dans
leurs casernes… Et si jamais on se tire de ce guêpier, ce qui nous attend, toi
et moi, c’est le poteau d’exécution. Quelle que soit l’issue, on est frits.
Des balles françaises passent en
bourdonnant, tout près d’eux. Après avoir observé calmement les deux extrémités
de la rue, Velarde se rapproche un peu de son ami.
— Ils viendront, murmure-t-il
d’un ton confidentiel. Je te l’assure.
— Tu parles qu’ils vont
venir !
Velarde retourne à l’intérieur du
parc, et Luis Daoiz inspecte de nouveau les alentours, bourré de remords en
sentant les regards confiants rivés sur lui ; son uniforme et son attitude
continuent de rassurer les combattants. De toute manière, conclut-il, impossible
de revenir en arrière. La fatigue, les pertes nombreuses, la pression des
Français commencent à faire leur effet. Daoiz ne veut pas penser à ce qui
arrivera si les Français, qui connaissent quand même bien leur métier, en
arrivent au corps à corps dans une charge à la baïonnette. Et cela, en
supposant qu’il restera des hommes pour les recevoir. Le rassemblement des
combattants autour des trois pièces d’artillerie attire la plus grande part du
feu nourri de l’ennemi, dont les tireurs se font de plus en plus précis. Une
autre balle claque contre la culasse d’un canon, et le ricochet, qui passe à
quelques pouces du capitaine, atteint à la gorge l’artilleur Pascual Iglesias,
qui s’écroule, le refouloir à la main, en vomissant du sang comme un taureau
sous l’estocade. Daoiz appelle, pour que l’on vienne remplacer le blessé, mais
aucun des artilleurs postés à l’entrée du parc ne se risque à venir prendre la
relève. C’est un soldat des Volontaires de l’État qui le fait, Manuel García,
un vétéran dont le visage aquilin et tanné par les ans est encadré par d’épais
favoris.
— Ne restez pas groupés autour
des canons ! crie Daoiz. Dispersez-vous un peu !… Abritez-vous !
Peine perdue, constate-t-il. Les
civils qui ne sont pas encore découragés et ne fléchissent pas ignorent les
rudiments de la tactique militaire, et leur courage même les pousse à s’exposer
exagérément. Une autre salve française met fin à la vie du voisin du quartier
Vicente Fernández de Herosa, atteint en transportant des cartouches pour les
fusils, et à celle du garçon boulanger Amaro Otero Méndez, vingt-quatre ans,
que sa patronne, Cándida Escribano – qui observe le combat cachée derrière les
volets de sa boulangerie –, voit tomber, frappé par deux balles, après s’être
battu en compagnie de ses camarades Guillermo Degrenon Dérber, trente ans,
Pedro del Valle Prieto, dix-huit ans, et Antonio Vigo Fernández, vingt-deux
ans. Soulevant le blessé, les trois boulangers le portent jusqu’au couvent,
sans pouvoir éviter qu’en chemin – son sang inonde leurs bras – il meure,
exsangue. À leur retour, à peine ont-ils mis les pieds sur le pavé qu’une
nouvelle salve française blesse gravement Guillermo Degrenon à la tête, atteint
Antonio Vigo à la poitrine et tue net Pedro del Valle. En dix
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