Un jour, je serai Roi
tabouret . Ce vin, on peut en boire tout son soûl, lance le maçon Hanicle, un connaisseur. En jetant au passage une œillade appuyée à sa douce, il ajoute que le breuvage n’a pas que des vertus digestives. Tout serait bon à Montmartre, même son eau qui, de même, ne manque pas. Pas moins de douze sources alimentent les hameaux d’en bas dont ceux de Clignancourt ou de Châteaurouge où l’on vient puiser ce que les abbesses appellent les larmes de la montagne , réputées pour chasser les humeurs. Oui, tout est bon dans ce paradis où le vin s’intitule Goutte d’Or.
Un vieil ami de Bergeron, le fermier des abbesses, a ouvert les lieux aux maîtres-maçons de Paris. Parlera-t-on métier ? Très peu, sauf s’il faut venir au secours d’un allié en péril. Le dessein est plutôt de resserrer les liens « familiaux », de découvrir que la petite Denise Paulon devient une vraie femme et qu’elle n’est pas insensible au charme de Jules, le fils de Blondel qui prendra la suite du père. On s’esbaudit en découvrant les nourrissons, on les prend dans les bras, les compare en secret aux siens et il vient des idées aux jeunes femmes qui se disent qu’après tout elles aussi ont l’âge d’être mère et que depuis ce matin leurs hommes, bougrement nerveux, ont la main plutôt baladeuse. La fête des maçons est une parenthèse qui renforce les alliances. Chacun s’installe peu à peu autour des nappes, cimenté aux autres comme les maillons d’une même chaîne. Ainsi, les Noblet se mêlent aux Villedo depuis le mariage de Libéral Bruant, architecte du roi, avec la fille du maître général des œuvres du bâtiment Noblet, lui-même époux de la fille du maître général des œuvres de maçonnerie Michel Villedo. En fait, c’est un fin tissage, une accumulation de fils solidement noués par les générations et il faut être maçon pour savoir qu’en invitant Bergeron et les siens à se joindre à eux, ils accueillent l’époux d’une autre Villedo…
Le clan des Bergeron se monte à six. Et il ne reste que quatre places. Qu’importe. Pour que tous mangent ensemble, père, beau-frère, oncle se serreront. Marguerite Villedo a épousé Antoine Bergeron après le décès de son mari, Jean Taradon. Elle renonçait au veuvage, car la vie continuait. Le bonheur serait-il possible pour certaines, en dépit du pire ? Marguerite Pontgallet s’interroge. Les autres années, elle n’a pas réussi à se joindre aux maçons. La veille, tout était prêt, le panier, la robe de saison ; le jour dit, quelqu’un venait la chercher rue de la Mortellerie. Mais au dernier moment, elle trouvait un prétexte, se disait fatiguée, accusait le travail. Tous connaissaient cette histoire. La mort de Jean Taradon avait pareillement transformé sa veuve en ombre famélique. Il avait fallu s’y mettre à plusieurs pour lui redonner goût à la vie. Les femmes se relayaient chez elle, lui portaient à manger, la forçaient à sourire. Après deux longues années d’effort, elle était parvenue à sortir d’un labyrinthe hanté de souvenirs et de pensées funèbres. Le rapprochement avec Antoine Bergeron s’était réalisé au banquet des maçons. Depuis, elle rayonne. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Marguerite ?
Alors, en ce beau jour, Paulon est passé chez elle, convaincu d’essuyer un refus. Mordiou ! Elle se tenait devant sa porte, fin prête. Les surprises ne faisaient que commencer. Anne, sa fille et son mari l’entouraient. Ils arrivaient de Limoges et n’étaient pas venus seuls. Une sauvageonne s’accrochait à la robe de sa grand-mère. Paulon s’était mordu les lèvres. Une grand-mère comme celle-là, il n’aurait pas craché dessus. Quel âge avait-elle ? Quarante-cinq, cinquante, peut-être. Sa taille restait fine, son visage doré se montrait sans rides. Il voulut l’embrasser, elle tendit une main douce qui s’échappa trop vite hors de la sienne :
— Ma fille Anne, vous la reconnaissez ?
La dernière image remontait à la mort du père Pontgallet. Anne était inconsolable. Il se souvenait qu’elle était partie du côté de Limoges et y avait trouvé un mari. Et donc, c’était…
— Léon, lança gaiement Marguerite. Mon gendre. Je l’ai décidé à venir à Paris pour me seconder.
Les affaires de la veuve n’étaient guère florissantes et sans le soutien des maçons, elle aurait perdu pied depuis longtemps. Le tailleur de pierre se demanda s’il y avait assez
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