Un jour, je serai Roi
y serait forcé. Et, s’il le fallait, se répétait-il en serrant le manche du couteau enfoui dans la poche de sa veste, il provoquerait la rencontre.
Dans le vestibule, rien n’a changé depuis sa venue au temps de ses seize ans. La desserte d’acajou, la vitrine abritant la collection de porcelaines, les six fauteuils aux accoudoirs ciselés et, sur les murs, des trophées de chasse – l’essence de l’âme la placienne – rivalisant d’attitudes féroces, grâce au talent d’empailleurs ayant fixé pour l’éternité le dernier rictus de fauves herculéens . Le sang. La mort. Ce matin, il en sera question. Le miroir de Murano ciselé d’argent est à sa place. Il détestait l’image de l’enfant laid qu’il renvoyait . Le balafré approche. Son visage a-t-il, un jour, connu l’innocence ? Lorsqu’il était venu ici en sortant de Montcler, il s’était abîmé dans l’étude de sa personne et Aurore était apparue dans son dos. Il ferme les yeux, se souvient. Sa longue chevelure retombait sur les épaules. C’était une boule de feu couleur bronze d’où émergeaient des yeux immenses emprisonnant le bleu céruléen d’un saphir. Sur ce visage d’opale, un peintre avait semé ça et là d’émouvantes touches de rousseur – au creux des paupières, non loin de la commissure des lèvres et sur le vallon des seins, nichés dans le décolleté d’une robe en soie rose. Aurore est-elle ici ? Dans ce même vestibule, François de Voigny et Toussaint Delaforge s’étaient affrontés. L’aîné l’avait emporté. Aujourd’hui, se joue la dernière manche. Pour ce tableau final, songe l’orphelin, il manque Marolles, le parrain ignoble qui a excité la colère du soldat Voigny. Chaque chose en son temps. Chronos est à l’œuvre.
— Monsieur le marquis vous attend dans son cabinet de travail, s’étonne encore le valet.
Le marquis veut, comme lui, savoir. Delaforge est dans l’escalier, le cerbère court après.
— Aurore de Voigny est-elle là ?
Le valet écarquille les yeux. Qui est cet étranger ?
— Et Joseph de Marolles ?
— Oui, oui, répond le domestique, vaincu.
— Berthe se trouve-t-elle toujours au service du marquis ?
— Berthe ?
— La vieille cuisinière.
Il cherche. Soudain, se souvient :
— Ah ! Je crains qu’il s’agisse de cette personne fort estimée dans cette maison et dont on m’a parlé, mais qui n’est plus, malheureusement.
— Inutile de me montrer le chemin, répond simplement Delaforge, plus touché qu’il ne le voudrait par la nouvelle. Je connais.
Il ment. Il n’est jamais monté à l’étage. Ce n’était pas sa place. Il entre sans frapper dans le cabinet de travail, par surprise, à la volée, en soudard ! pour prendre le dessus, étouffer dans l’œuf toute éventuelle rébellion. La pièce est plus grande, moins intime et moins surprenante qu’il ne l’imaginait enfant. Ce n’est pas la salle au trésor dont le sol serait voilé de tapis d’Orient. Il n’y a ni pyramide d’or, ni rivière de diamants, ni antre d’alchimiste, comme avait fini par le croire le petit Toussaint, tant les lieux étaient interdits. Le marquis n’y cache aucun mystère, peut-être aucun secret, mais un fatras de tableaux brossant des scènes cynégétiques – la traque du renard, la mise à mort du cerf, la meute assoiffée de sang, la chasse à courre, à cor et à cri ! – et deux chiens, bien vivants, allongés, près de la cheminée de marbre où leur maître se tient debout, affublé d’une veste veloutée, ouverte sur une chemise populacière et tachée. Il tient entre les mains un livre épais et grand, très ancien et recouvert de cuir, qui doit provenir de la vaste bibliothèque se trouvant dans son dos car une des portes en chêne est ouverte. Il est surpris et on le voit, incongru, pitoyable, tel qu’il n’aurait jamais accepté de paraître avant les malheurs qui endeuillent son clan. Avant, oui, il se serait emporté, exigeant que le jean-foutre osant forcer sa porte sorte sur-le-champ. Or il ne fait qu’un geste de la main pour renvoyer le valet qui s’apprêtait à intervenir. Laissez, sortez… On s’exécute. Ils sont seuls.
Les deux hommes ne disent pas un mot. Le visage de La Place est terne, sa démarche lente quand il s’approche, hésitant, comme s’il ne voyait pas bien. Ici, le soleil à midi bascule de l’autre côté du toit et la pièce orientée à l’est perd désormais en clarté et gagne en
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