Un jour, je serai Roi
intimité. Le marquis ferme sa veste, passe la main dans ses cheveux en désordre, plisse les yeux et tend le cou en avant, pour apprécier le visiteur sans l’approcher, car il s’est arrêté prudemment à distance.
— Est-ce vous ? murmure-t-il. Toussaint Delaforge ?
C’est celui qu’il croisa au couvent des Annonciades célestes, mais il doute encore que cet homme jeune, richement vêtu, soit l’orphelin pouilleux hébergé dans ses murs pendant sept ans.
Delaforge s’avance jusqu’à le toucher. L’autre ne bronche pas. Il est saisi à l’épaule, n’en revient pas, ne comprend pas, est dépassé, et se laisse même faire quand, doucement, on le force à pivoter afin que les deux se retrouvent face à l’un des miroirs dorés du cabinet de travail.
Côte à côte, ils ont la même taille.
— Regardez ce visage. Ce nez, ce regard ! Ôtez-en la cicatrice. Vous ne me reconnaissez pas ?
Le marquis réagit enfin et s’écarte brusquement. Un forcené lui parle. Marolles a raison. Il recule, s’approche des molosses qui ne sentent pas sa peur quand il se colle à eux, ne font rien pour le protéger.
— Que cherchez-vous ? gronde-t-il d’une voix qu’il cherche à rendre plus ferme.
Sa main s’agrippe fermement au dossier d’un fauteuil brodé de fils d’or, le regard est moins terne. Il se tourne vers le bureau où la lame d’une miséricorde accroche les derniers rayons du soleil.
— La vérité. N’est-ce pas ce que vous annoncez au fronton de votre belle maison ? Cette promesse est-elle un mensonge ? insiste-t-il.
— J’apprécie la vérité, rétorque Voigny qui redevient peu à peu maître de lui. Et vous, y consentirez-vous si j’exige de l’entendre ?
— Soyez plus franc encore. Vous vous demandez si j’ai joué un rôle dans la mort de vos fils, c’est cela ?
Le marquis se raidit. Il jauge l’adversaire comme il s’y emploie pour le gibier, se demande si on est venu le tuer. Qu’importe ! S’il doit mourir, tant mieux. Ce qu’il veut, en effet, c’est la vérité. Comprendre enfin ce qu’il s’est passé. Dénouer la torture qui ronge son ventre, et qu’on lui dise pourquoi ses fils sont morts !
— D’aucuns se sont efforcés de me convaincre que vous étiez responsable, lance-t-il sur le ton solide dont il usait hier. Méfiez-vous, jeune homme. Ne me provoquez pas ! Si vous êtes innocent, dites-le vite. Sinon, vous me forcerez à vous défier.
Delaforge sourit. Il prend son temps, nargue le vieil homme, attend ce moment depuis si longtemps. Le voici s’approchant sans crainte des chiens et caressant le mâle qui se tourne sur le ventre et se soumet. La femelle en réclame autant. Lui est déjà debout. Il va où le marquis a déposé le grand livre qu’il consultait, et s’en saisit. C’est un exemplaire ancien et rare du Speculum humanae salvationis , un livre de prières et de théologie, si l’on veut, enluminé par un moine d’abbaye, voilà des siècles. Le cuir est écorné, les pages jaunies, polies par les milliers de doigts qui les ont feuilletées. Celle sur laquelle s’était arrêté le marquis évoque le récit de la Genèse.
— Répondez, monsieur ! s’impatiente ce dernier.
Delaforge fait mine de l’ignorer. Il se plonge dans la Genèse. La Place s’intéressait à l’histoire d’Abraham recevant l’ordre du Tout-Puissant de sacrifier son fils, Isaac, mais Dieu retint sa main. Un père ne peut tuer son enfant, quoi qu’il fasse. Quoi qu’il dise…
— Je détaillerai tout, soyez-en sûr, finit-il par répondre, mais seulement si, moi, je trouve ce que je suis venu chercher. Donnant, donnant ? C’est la règle du… jeu que je propose. L’acceptez-vous ?
— Petit monstre, je vais te…
— Halte, ordonne Toussaint. Assez de vos airs tyranniques, et cessez de lorgner sur la miséricorde car je doute que vous vous en serviez après m’avoir entendu.
— Sois certain que j’en ferai usage si…
— Vous mentez ! s’emporte alors l’intrus en brandissant l’exemplaire du Speculum humanae salvationis. Abraham n’a pu tuer son fils.
— Pourquoi parlez-vous de lui ? bredouille La Place, dépassé par les événements et ces phrases et ces mots en forme de rébus.
— Patience. Asseyez-vous. C’est la règle.
Le récit de ce diable débute par la mort de sa mère, Marie, une servante qui travailla autrefois dans cette maison pour le compte du marquis. Engrossée, la fille accoucha dans une cave infecte, non
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