Un long chemin vers la liberte
avant le scrutin, Mr. De Klerk et moi nous sommes rencontrés pour notre seul débat télévisé. J’avais été un bon débatteur à Fort Hare et, pendant mes premières années dans l’organisation, j’avais participé à de nombreux débats passionnés. A Robben Island, nous avions peaufiné ces qualités en extrayant des morceaux de chaux. J’avais confiance mais, la veille, nous avons organisé un faux débat dans lequel Allister Sparks, journaliste, tenait très bien le rôle de Mr. De Klerk. Trop bien, d’après mes conseillers de campagne, qui m’ont reproché de parler trop lentement et de manquer d’agressivité.
Cependant, à l’heure du vrai débat, j’ai attaqué fermement le Parti national. Je l’ai accusé d’attiser la haine raciale entre les métis et les Africains au Cap en distribuant une bande dessinée incendiaire qui disait que le slogan de l’ANC était : « Tuez un métis, tuez un fermier. » J’ai déclaré : « Dans ce pays, aucune organisation ne sème autant la discorde que le Parti national. » Quand Mr. De Klerk a critiqué le plan de l’ANC qui consistait à dépenser des milliards de dollars pour le logement et les programmes sociaux, je l’ai repris en lui disant qu’il avait peur de nous voir consacrer autant d’argent aux Noirs.
Mais, alors que le débat touchait à sa fin, j’ai senti que je m’étais montré très dur avec celui qui serait mon associé dans un gouvernement d’unité nationale. En résumé, j’ai dit : « Les échanges que nous venons d’avoir avec Mr. De Klerk ne doivent pas masquer un fait important. Je pense que nous sommes pour le monde entier un exemple éclatant, venus de deux groupes raciaux différents, avec la même loyauté et le même amour pour leur pays commun… Malgré les critiques que j’ai adressées à Mr. De Klerk », ai-je dit, puis je l’ai regardé : « Monsieur, vous êtes un de ceux sur qui je compte. Nous allons affronter les problèmes de ce pays ensemble. » A ce moment, je me suis levé pour lui prendre la main et j’ai ajouté : « Je suis fier de vous tenir la main afin que nous puissions avancer ensemble. » Mr. De Klerk a eu l’air étonné mais ravi.
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J ’ ai voté le 27 avril, le premier des quatre jours de scrutin. J ’ avais décidé de voter au Natal pour montrer aux gens que, dans cette province divisée, aller dans les bureaux de vote ne représentait aucun danger. J ’ ai voté au lycée Ohlange à Inanda, un township dans des collines verdoyantes, au nord de Durban, car c ’ était là que John Dube, le premier président de l ’ ANC, était enterré. Ce patriote africain avait participé à la fondation de l ’ organisation en 1912, et j ’ ai déposé mon bulletin dans l ’ urne près de sa tombe, fermant ainsi le cycle historique car la mission qu ’ il avait entamée quatre-vingt-deux ans plus tôt était sur le point de s ’ achever.
Debout près de sa tombe, sur une colline au-dessus de la petite école, je ne pensais pas seulement au présent mais au passé. Quand je me suis avancé vers le bureau de vote, j’ai évoqué le souvenir des héros qui étaient tombés afin que je puisse me trouver là, aujourd’hui, ces hommes et ces femmes qui avaient fait le sacrifice suprême pour une cause qui avait finalement triomphé. J’ai pensé à Oliver Tambo et à Chris Hani, au chef Luthuli et à Bram Fischer. J’ai pensé à nos grands héros africains qui s’étaient sacrifiés pour que des millions de Sud-Africains puissent aller voter aujourd’hui ; j’ai pensé à Josiah Gumede, à G.M. Naicker, au Dr. Abdullah Abdurahman, à Lilian Ngoyi, à Helen Joseph, à Yusuf Dadoo, à Moses Kotane. En ce jour du 27 avril 1994, je ne suis pas entré seul dans le bureau de vote ; quand j’ai déposé mon bulletin, ils m’entouraient tous.
Avant d’entrer dans le bureau de vote, un journaliste irrévérencieux m’a crié : « Mr. Mandela, pour qui allez-vous voter ? » J’ai ri. « Vous savez, lui ai-je répondu, j’y ai réfléchi avec angoisse toute la matinée. » J’ai fait une croix dans la case près des lettres ANC et glissé mon bulletin plié dans une simple caisse de bois ; j’avais voté pour la première fois de ma vie.
Les images des Sud-Africains se rendant aux bureaux de vote sont restées gravées dans ma mémoire. De longues files de gens patients qui serpentaient sur des routes boueuses ou dans les rues
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