Un long dimanche de fiancailles
traîner au dehors et qu'il
est retombé. J'ai vu qu'il était mort, et probablement
depuis plus d'une heure, son visage était froid et blême.
Au même moment, j'ai entendu marcher dans la neige puis des
voix. Je suis retourné m'accroupir au fond de la cave, je n'ai
plus bougé. Quelques secondes après, la lumière
d'une torche a éclairé le corps de Benjamin Gordes.
J'ai entendu : « Merde ! » Et puis
une autre voix a dit quelque chose, en allemand, que je n'ai pas
compris. Ensuite, j'ai deviné qu'on s'éloignait, au
bruit des pas dans la neige, mais je suis resté encore un long
moment dans mon coin.
Le
jour venait. Il y avait maintenant un grand silence dehors, comme
presque toujours après une nuit de canonnade. J'ai pensé
qu'il était temps de me tirer de là. Je me suis
débarrassé de ma capote, de ma veste et de mes
godillots. J'ai tiré à moi le corps du caporal et je
l'ai dévêtu pareillement. Le plus dur a été
de le revêtir avec mes habits, de le rechausser. Je ne sentais
plus le froid. Pourtant mes doigts étaient gourds, j'ai
renoncé à lacer les souliers que je lui avais mis. J'ai
enroulé à la diable mes bandes molletières
autour de ses jambes. J ' ai enfilé la veste et la capote
déchirées, raides de sang séché, et les
bottes allemandes, j'ai pris à Benjamin Gordes ses gants et la
musette de ses affaires personnelles. À tout hasard, j'ai ramassé la bande de mon pansement à
la main, que j'avais perdue depuis déjà belle lurette,
et je l'ai nouée autour de ses doigts. C'est en voyant la
plaque matricule qu'il portait en bracelet que j'ai évité
d'oublier le plus important. J'ai mis la mienne à son cou, la
sienne à mon poignet. Avant de le laisser là, j'ai
regardé une dernière fois le pauvre homme, mais on ne
demande pas pardon à un mort.
Dehors,
c'était un autre jour blanc, sans soleil au ciel. J'ai
retrouvé le casque du caporal et son fusil dans la neige, près
de la porte en bois à moitié calcinée. Je les ai
jetés dans la tranchée de Bingo. J'ai marché
dans le bled vide. À mi-chemin de la cave et du bonhomme de
neige détruit, j'ai trouvé le corps du soldat qui
accompagnait Gordes. Il était tombé à la
renverse, la tête en bas, au bord d'un trou d'obus, la poitrine
défoncée. C'est alors que j'étais là,
debout devant ce tué qui n'avait pas vingt-cinq ans, que j'ai
senti quelqu'un remuer dans la neige, pas loin de moi. J ' ai vu
le Bleuet se soulever, essayant de ramper les yeux clos, tout
barbouillé de boue.
Je
suis allé jusqu'à lui, je l'ai assis. Il m'a regardé,
il m'a souri. C'était ce sourire que je lui ai connu toujours,
hors du monde, hors du temps. Il s'appuyait sur mon épaule et
sur mes bras, essayant de toutes les forces qui lui restaient de se
relever. Je lui ai dit : “ Attends, attends, je te quitte
pas. Reste tranquille."
J'ai
regardé où il avait été touché.
C'était du côté gauche, très bas sur le
torse, juste au-dessus de la hanche. Sa veste et sa chemise, à
cet endroit, étaient tachées de sang noir, mais j'ai
compris tout de suite que s'il mourait, ce ne serait pas de cette
blessure. Son visage et son cou étaient brûlants. C'est
d'être resté si longtemps dans la neige qui le tuait. Il
brûlait de fièvre et il grelottait, agrippé à
moi. Un moment, dit Cet Homme, j'ai eu la tentation de redevenir
celui que j'ai toujours été dans cette guerre, de ne
penser qu'à moi, de l'abandonner là. Je ne l'ai pas
fait.
Ce
que j'ai fait, c'est de lui retirer sa plaque au poignet, à
lui aussi. Il recommençait à neiger. D'abord de petits
flocons lents, rien encore. Quand j'ai pris le bracelet du soldat de
Benjamin Gordes et que j'ai fait l'échange, les flocons
étaient devenus plus lourd, plus denses, ils noyaient toute la
campagne éventrée. Le nom du jeune soldat était
Jean Desrochelles. Il me fallait régler encore beaucoup de
choses si je voulais sortir de la zone des combats sans qu'on me
courre après, mais je me suis retrouvé assis, sans
force, près du cadavre, je n'en pouvais plus. Au bout d'un
moment, j'ai regardé du coté du Bleuet. Il était
immobile, la neige tombait sur lui, je me suis relevé. Tout ce
que j'ai fait d'autre, c’est de ramasser le fusil des
Desrochelles et de l'envoyer le plus loin possible que je pouvais
vers la tranchée allemande. J'ai renoncé à
m'occuper du reste, son casque, ses musettes. J'ai marché vers
le Bleuet, je lui ai dit : “
Bleuet, aide-moi, essaie de te
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