Un long dimanche de fiancailles

mauvais jours, ne les lui
rappelez pas. Ayez de nouveaux souvenirs avec lui, comme moi avec
Mariette. Un nom, je peux vous le dire, ne représente rien. On
m'a donné le mien au hasard. J'ai repris, par hasard, celui
d'un autre. Et le Bleuet, comme Benoît Notre-Dame est mort à
Bingo Crépuscule, un dimanche de janvier. Si vous retrouviez
un jour, quelque part, unJean
Desrochelles, j'en serais plus heureux que vous ne pouvez croire.
    Ecrivez-le-moi.
Rappelez-vous une adresse qui n'est qu'à Cet Homme. J'habite
près de Bernay, en Seine-et-Marne. J'habite le Bout du Monde.

Lieutenant-général
Byng au Crépuscule

Ce
dimanche soir, qui est le dernier jour d'août, revenue rue La
Fontaine, couchée dans sa chambre, Mathilde raconte tout à
son père et lui laisse ouvrir le coffret en acajou. Elle
s'endort tandis qu'il lit encore. Elle rêve de ses chats qui
font des bêtises. Bénédicte crie.
    Au
matin, son père lui apporte un télégramme de
Germain Pire, posté à Saintes :

    Ai
fait chou blanc, comme vous espériez. Ai reçu votre
message par mon frère. Vais à Melun. Les mimosas
embaumeront bientôt ma chambre.

    Le lendemain, mardi 2 septembre 1924, vers trois heures de
l'après-midi, un autre télégramme du petit homme
à guêtres blanches, plus ardent et plus rusé que
la fouine :

    Il
est vivant. Ne bougez pas, Matti, surtout ne bougez pas. Je viens

    Le télégramme est de Milly-la-Forêt, à
cinquante kilomètres de Paris.
    Mathilde
se trouve dans le petit salon, entourée de son père, de
sa mère, de Sylvain, de quelqu'un d'autre
qu'aujourd'hui, quand elle écrit ces lignes, elle a oublié.
Peut-être le chauffeur de Papa, Jacquou, qu'elle s'obstinait à
appeler Fend-La-Bise, comme celui de son enfance. Peut-être sa
ni belle ni sœur, peut-être une ombre noire sur ses
rêves. Ses mains ont laissé échapper le
télégramme. Il est sur le tapis. Sylvain le ramasse et
le lui donne. Elle a tant de larmes dans les yeux qu'elle ne voit
plus Sylvain, ni personne. Elle dit : “Merde, ce que je peux être idiote."
    Après,
elle est dans les bras de son père, Mathieu Donnay. Après,
elle est dans sa chambre. Après, elle ouvre son coffret en
acajou, pour y jeter le télégramme, et le referme,
croit-elle, pour la dernière fois.
    Elle
se trompe. Le temps va, comme a dit Cet Homme, et la vie est assez
forte pour nous porter sur son dos.
    En
juillet 1928, presque quatre ans plus tard, une lettre viendra du
Canada, écrite par un coureur des bois du lac Saint-jean,
poète à ses heures, pour lui dire comment, à
Bingo Crépuscule, il a enterré cinq soldats.
    Quand
vingt autres années auront passé, et même une
autre guerre, en septembre 1948, Mathilde recevra une lettre encore à
placer dans son coffret en acajou, accompagnée d'un objet qui
n'y entre que tout juste. La lettre est du Manchot du Cabaret Rouge.

    Madame,
    J'ai
revu Rab de Rab. Il m'a convaincu de vous envoyer cela, que j'ai eu
dans le grenier d ' une dame et qui pourtant faisait bien dans
mon musée. je me souviens de notre rencontre. J'espère
vous faire plaisir avec ce bout de bois. Bien à vous,
    Hyacinthe
Deprez.

    Au-dessous,
Célestin Poux, qu'elle revoit une année ou l'autre, qui
s'est marié, qui a une fille nommée Mathilde, qui a
divorcé, qui est toujours à changer de place, s'est
attaché à tracer de sa meilleure écriture :

    J'ai
pas eu besoin d ' être orphelin.

    L'objet
que le Manchot envoie à Mathilde est la pancarte en bois de
Bingo. Elle a été peinte et repeinte, toujours délavée,
toujours meurtrie, on ne lit plus rien d'un côté que BY
et CUL, elle trouve que c'est parfait. L'autre côté ;
à la peinture et l'huile jaunie, est l’œuvre d'un
anonyme, un soldat obscur de ce qu'on appelle la Grande Guerre,
probablement pour faire accroire qu'il en existe aussi des petites.
On y voit comme Mathilde l'a imaginé autrefois, un officier
britannique en profil perdu, avec des bottes de cavalier cirées
nickel, une casquette sur la tête, une badine entre ses mains
croisées dans le dos. C'est le soir, parce qu'il y a, sur la
droite, un soleil qui rougeoie sur l'horizon marin. Un cheval gris au
premier plan, est en train de dîner. Un palmier au bord de
l'eau, est la pour meubler un peu. Il y a aussi un toit bizarre, à
l'extrême gauche, une coupole ou un minaret. Dans le bas du
tableau, en lettre fines, très attentives, à l'encre de
Chine peut-être, on peut lire :
Lieutenant-général Byng au crépuscule