Un long dimanche de fiancailles
en
excellente santé, c'est un garçon de vingt-neuf ans
pour l'état civil, de vingt-six en réalité, brun
de cheveux, grand et mince, aux yeux gris ou bleus qui m'ont
bouleversé, comme ils bouleversent tous ceux qui le
rencontrent, bien qu'ils soient beaux, attentifs et même gais
par moments, mais il y a une âme massacrée au fond de
ses prunelles, on la voit nue, une âme massacrée
qui appelle au secours.
La
pauvre histoire de Juliette Desrochelles, j'ose le dire est malgré
sa folie d'une simplicité implacable, comme tout chose qu'en
son cœur on sait bien qu'elle ne pouvait exister autrement.
Elle a eu son fils unique à quarante ans. Son mari est mort
pendant sa grossesse, d'une crise cardiaque, dans sa librairie, en
s'énervant contre un éditeur qui lui avait livré
des exemplaires d'un roman où le nom de l’héroïne,
par sorcellerie d'impression, était systématiquement
effacé. J'ignore le titre de ce roman, elle ne s'en souvient
pas. Je vous laisse le loisir d'imaginer que c'était Le
Rouge et le Noir, et l’héroïne
Mademoiselle de La Mole, le Diable est partout qui m'a pris mon
frère.
Donc,
cette veuve élève seule son fils, qui est intelligent,
affectueux, docile, alors qu'elle-même a un caractère
entier et possessif, il fait de bonnes études, il l'aide à
la librairie dès qu'il est bachelier, à dis-sept ans.
Trois ans plus tard, en 1915, la guerre l'emporte. Il revient pour
une permission en novembre 1916. Elle ne le reverra plus. ,
À
la fin de janvier 1917, alors qu'elle est sans lettre de lui depuis
plusieurs semaines, ne dort plus la nuit, hante le jour des bureaux
ou nul ne peut la renseigner, un permissionnaire de Tours, avant même
de revoir les siens reste dans son train Jusqu'à Saintes,
porteur d'une terrible nouvelle. C'est le caporal Urbain Chardolot.
Il a serré dans ses bras jean Desrochelles, étendu mort
devant une tranchée de la Somme, il remet à sa mère,
avec d'autres objets, la dernière lettre, écrite avant
les combats qui vont le tuer. Dans cette lettre, Jean dit son dégoût
de la guerre. Ce qu'il ne dit pas, qu'Urbain Chardolot_ne peut cacher
à la pauvre femme, c'est le sort de cinq soldats, mutilés
volontaires, qu'on a jetés, lies, à la tranchée
ennemie. Il reste tout le jour avec elle, se refusant à la
laisser seule avec son chagrin. Elle pleure, interroge, pleure
encore. À la fin, le caporal lui avoue que le plus jeune des
condamnés, par échange de plaques-matricule, a pu
usurper l'identité de Jean Desrochelles, et que lui-même
n'en a rien dit parce qu'il était trop écœuré,
trop aigri, et que de toute manière, c'est elle qui le répète
aujourd'hui “Puisque Jeannot, on ne peut plus le faire revenir,
autant que sa mort serve à en sauver un autre."
Vous
êtes trop fine, mon enfant, pour ne pas avoir deviné ce
qui s'est passé lorsque Juliette Desrochelles, en avril, a été
appelée dans un hôpital militaire de Châteaudun
pour y reconnaître son fils. Je vous le dirai quand même :
une sœur infirmière l'a conduite dans une grande salle
où les blessés étaient séparés par
des rideaux blancs, elle l'a laissée, assise sur une chaise, à
côté du lit où un autre Jean que le sien dormait.
Et quand il s'est éveillé, qu'il a ouvert les yeux et
lui a souri en lui demandant qui elle était, une heure longue
était passée à le regarder dormir, à
l'aimer déjà, en tout cas il était une raison de
continuer de vivre. Elle a posé pour la première fois
une main apaisante sur sa joue, elle a répondu : “Ta maman."
Bien
sûr, Matti, vous allez vous insurger contre un acte qui vous a
privée d'espérance, qui a tué de chagrin une
autre mère, poussé un père dans le lac
d'Hossegor. Réfléchissez bien. Les choses, comme nous
le disent si souvent nos gouvernants pour s'épargner
d'expliquer ce qui les dépasse, sont ainsi. Mais là, je
peux vous expliquer. Au mieux, si vous regimbez, ameutez les familles
et la Justice, Manech, qui est heureux, confiant, attaché
depuis sept ans à cette femme, finira ses jours dans un asile
de fous. Juliette Desrochelles en crèvera elle aussi et,
malgré son mensonge, ou même son égoïsme,
elle ne le mérite pas. Elle a tout abandonné pour se
consacrer à lui, tout vendu, quitté Saintes et des
parents, des amis qu'elle ne peut plus voir, de peur d'être
démasquée. Elle habite une petite maison, avec un joli
jardin, près de Milly-la-Forêt , où
je vous conduirai dans l'après-midi,
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