Un long dimanche de fiancailles
dans
une main. On les a jetés, les bras attachés dans le
dos, entre cette tranchée et celle des Allemands. Mon mari,
qui était pharmacien, homme de bon sens et fier de notre
armée, ne pouvait pas croire à cette histoire, et moi,
je ne voulais pas l'entendre. Je me rappelle qu'Urbain a crié : “Vous avez le crâne bourré, vous ne pouvez plus
comprendre, on a perdu la moitié de notre compagnie pour cette
saloperie !” Plus tard, quand il s'est calmé, il
nous a dit : “Vous avez raison,
j'ai dû rêver tout cela, et aussi que je les ai vus tous
les cinq, morts dans la neige, sauf qu'un au moins, si ce n'est deux,
n'était pas celui que je m'attendais à trouver là.
”
Je
sais, mademoiselle, que ce que je vous écris est terrible,
mais ce sont les propres mots de mon fils. Il n'a jamais rien dit
d'autre devant moi. Peut-être s'est - il épanché
davantage avec son père, au cours de cette permission ou de la
dernière, en mars 1918, mais je ne le sais pas.
Sans
doute, êtes-vous l'amie, la sœur ou la fiancée
d'un de ces condamnés. Croyez que j'ai été
tourmentée par cette idée, avant de vous répondre,
mais je dis exactement ce que j'ai entendu de la bouche de mon fils.
Je suis prête, s'il en était besoin, à confirmer
devant quiconque, pour l'amour de lui, mon témoignage.
Je
me permets de vous embrasser comme une sœur de deuil.
Rosine
Chardolot.
Mathilde
se promet de répondre à cette lettre avant longtemps.
Mais pas tout de suite. L'espoir se fait trop grand, trop violent, il
faut qu'il s'assagisse. Le soir, cependant, elle écrit sur une
feuille à dessin, alors que Bénédicte attend,
bisqueuse, assise sur le lit, de l'aider à se coucher :
Tina
Lombardi n'a interrogé, en mars 17, que Véronique
Passavant, la maîtresse de l ' Eskimo.
Si
elle avait rencontré la femme de Six-Sous, celle-ci l ' aurait
dit.
Si
elle avait rencontré ou seulement essayé de joindre
Mariette Notre-Dame, le curé de Cabignac s'en serait souvenu,
et les propriétaires du garni de la rue Gay-Lussac.
Elle
n'a pas rencontré non plus, cela va sans dire, cette “fille
de la haute ” dont elle brûle si allègrement les
lettres dans une cuisinière marseillaise.
Qu'a-t-elle
appris, dans la zone des armées, qui lui ait fait craindre ou
espérer que l'Eskimo était vivant ?
Urbain
Chardolot a dit : un au moins, si ce n'est deux.
L'un,
Tina Lombardi a une bonne raison de croire que c'est l'Eskimo. Le
second, elle veut désespérément que ce soit son
Nino.
Plus
bas sur la feuille, Mathilde écrit, le lendemain matin, à
peine sa toilette faite, son café bu :
Qu'est-ce
qui pouvait différencier l'Eskimo des quatre autres, à
Bingo Crépuscule ?
La
main blessée ? Pour trois, c'est la droite. Pour deux, l ' Eskimo et Six-Sous, c'est la gauche.
La
couleur des yeux ? Manech et Six-Sous, les yeux bleus. Les
autres, sombres.
L'âge ?
L’Eskimo a trente-sept ans, Six-Sous trente et un, Cet Homme
trente, Nino vingt-six. Sur la photo d ' Esperanza, dans la tranchée, ils ont tous le même
âge, celui de la fatigue et de la misère.
Et
plus bas encore :
D'accord.
Les bottes prises à un Allemand. Et Tina Lombardi s'est
trompée, l 'Eskimo ne les avait plus.
Madame
Élodie Gordes,
43,
rue Montgallet,
Paris.
Dimanche
11 avril 1920.
Chère
mademoiselle,
Je
n'ai pu vous répondre plus tôt par manque de temps,
travaillant toute la semaine dans un atelier de couture et, rentrée
à la maison, mes enfants ne me laissent pas de répit.
Comme
monsieur Pire vous l'a écrit, j'ai dû faire appel à
ses services en février de l'an dernier pour régulariser
ma situation et pouvoir toucher ma pension de veuve de guerre. Mon
mari, Benjamin Gordes, a été porté disparu le 8
janvier 1917 sur le front de la Somme, c'est tout ce que j'ai su
jusqu'à ce que monsieur Pire s'occupe de mon cas. Comme je
vous l'ai dit, le temps me manque pour tout, bien que je ne me couche
jamais que tard dans la nuit, à cause du ménage et du
linge. Il m'était impossible de continuer mes démarches
toute seule, j'ai préféré sacrifier une part de
mes économies. Heureusement, monsieur Pire ne m'avait pas
menti, cela n'a pas été en vain. Aujourd'hui, mon mari
est officiellement décédé. Blessé à
la tête au cours d'une attaque, il a été tué
dans un bombardement, le 8 janvier 1917, à l'ambulance de
Combles où on le soignait. Le registre de l'ambulance et des
témoins oculaires, blessés ou infirmiers,
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