Un long dimanche de fiancailles
l'ont
attesté.
La
dernière permission de mon mari remonte en avril 1916. Je ne
me rappelle pas lui avoir entendu dire les noms de Poux, Chardolot ou
Santini, mais cela n'a rien d'étonnant puisqu'il a changé
de régiment en août et ne les a peut-être connus
qu'après. Dans ses lettres, il ne s'inquiétait que des
enfants, il ne me parlait pas de ses camarades ni de la guerre. En
relisant celles de l'automne et de l'hiver 1916, je n'ai relevé
aucun nom.
C'est
tout, mademoiselle, ce que je peux vous dire, sauf que je suis
sincèrement désolée que votre fiancé ait
connu le même destin que mon mari.
Recevez
mes respectueuses salutations,
Élodie
Gordes.
Émile
Boisseau,
12,
quai de la Râpée,
Paris.
Le
15juin 1920.
Mademoiselle,
J'ai
trouvé chez le coiffeur, en attendant mon tour, un numéro
de La Vie Parisienne vieux de plusieurs mois où il y avait votre demande de
renseignements. Je sais pas du tout ce que ça vaut,
mais j'en ai un à vous fournir. J'ai bien connu Benjamin
Gordes, j'ai été dans la même compagnie que lui
en 1915 et 1916, avant qu'il soit fait caporal et qu'on le mute dans
un autre régiment. Après la guerre, on m'a dit qu'il
s'en était pas sorti, un de plus vous me direz. En tout cas,
je l'ai bien connu, quoique pas comme un vrai ami, mais seulement
bonjour de temps en temps quand on se croisait quelque part. Au
casse-pipe, on ne voit pas plus loin que le bout de sa section, c'est
comme ça, et il était pas dans la mienne. En plus,
c'était plutôt un taciturne. Il n'était vraiment
copain qu'avec un bonhomme qu'il avait connu dans le civil, menuisier
comme lui, et qui se bilait pas, celui-là. Ils faisaient un
peu bande à part. Benjamin Gordes, c'était un grand
déplumé dans les trente ans, avec de longues jambes et
de longs bras, on l'appelait Biscotte. L'autre, un peu plus vieux
mais qui paraissait pas, j'ai même jamais su son nom, on lui
disait Bastoche, du moins au début, parce que des gars du
quartier, il y en avait beaucoup, alors après on lui disait
l'Eskimo, rapport à ce qu'il avait été chercheur
d'or en Alaska. Enfin voilà, c'était des inséparables
au repos comme dans les coups durs, de vrais potes, et puis ça
s'est dégradé, on sait pas pourquoi. Il y a pas
grand-chose qui résiste à la guerre, vous me direz. En
juin 1916, je suis venu à Paris en permission avec l'Eskimo et
quelques autres. C”est au retour que j'ai entendu dire que ça
n'allait plus. Et même, assez vite, ça n'allait plus du
tout. Au cantonnement, un soir, ils en sont même venus aux
mains. Je n'ai pas assisté à ça, je mentirais de
le dire, mais l'Eskimo, qui était le plus gaillard, a réussi
à contenir Biscotte par terre et lui a crié :
“Benjamin, maintenant tu te calmes ou je réponds plus de
moi. De nous deux, qui est responsable, bon sang, pourquoi tu
m'accuses ? ”
Après,
ils s'évitaient, ils ne se regardaient plus, ils étaient
bouffés tous les deux par une noire rancune.
On
n'a jamais su ce qui s'était passé entre eux pour en
arriver là. On a fait des suppositions, vous me direz, on a
même demandé à l'Eskimo mais il nous a envoyés
paître. À la fin de l'été, Benjamin Gordes
a été fait caporal, il a parlé au chef de
bataillon, on l'a muté dans un autre secteur de la Somme. Il
est mort en 17, on me l'a dit, mais le sort de son ancien copain n'a
pas été meilleur, plutôt pire. Il s'est blessé
à la main gauche avec le fusil d'un camarade, par accident
selon lui, et quand on l'a connu, on peut le croire, parce qu'il
était pas quelqu'un à faire ça volontairement,
mais on l'a embarqué quand même et, au conseil de
guerre, ils l'ont condamné au poteau.
Voilà
une triste histoire, vous me direz, mais elle est vraie, je vous en
donne ma parole d'homme. C'est tout ce que je sais sur Benjamin
Gordes. Les autres dont vous parlez pour la récompense, je les
connais pas, et pas plus ce Bingo machin, les tranchées que
j'ai vues dans la Somme et tous les coins de Picardie, elles
s'appelaient toujours l'avenue des Crevés, la rue Sans Retour,
la Porte de Sortie ou le Rendez-vous des Marmites, c'était
pittoresque mais pas gai. Enfin, c'est comme ça.
Si
vous pensez que mon renseignement vaut quelque chose, je vous fais
confiance. Je travaille un peu, ici ou là, surtout à
vendre les poissons sur le quai où j'habite et à
décharger les péniches, mais c'est pas la joie, aussi
je me contenterai de ce que vous voulez, ça fera toujours
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