Un long dimanche de fiancailles
achète au vernissage des tournesols, des
camélias, des roses, des lilas et tout un champ de coquelicots
pour peupler les murs de ses bureaux. Il complimente Mathilde pour
son “joli coup de patte", l'assure qu'elle ira loin, très
loin, “ il a le nez ”, regrette bien de passer en coup de
vent, mais il part le soir même sur la Riviera, les malles ne
sont pas prêtes et la Compagnie des Wagons-lits n'attend pas.
Une vieille dame est plus sincère qui la félicite pour
les petits fours, car ce n'est pas souvent, même avant la
guerre, qu'elle en a rencontré d'aussi bons dans “les
endroits où ils sont gratuits". Bref, cette exposition
peut-être considérée comme un succès
prometteur.
Un
après-midi sur trois, pour ne point abuser des mauvaises
choses, Mathilde se fait conduire à la galerie, quai Voltaire,
et s'y angoisse une heure ou deux en regardant les visiteurs regarder
ses toiles. Ils ont l'œil si morne ou si méprisant quand
ils sont seuls, l'aparté si moqueur quand ils sont en couple
qu'elle a envie de tout décrocher, de rentrer chez elle, de ne
plus rêver que de gloire posthume, mais ils ne manquent jamais,
en sortant, d'apposer leur signature sur le livre d'or. Elle en voit
même se concentrer, les rides au front, pour ajouter un petit
mot : “Un réel talent d'architecte floral”,
“Un romantisme juvénile dans l'implacabilité
douloureuse des bleus” ou “Je suis brisée comme au
retour d'une fugue amoureuse à la campagne ”, avec
par-ci, par-là, quand même, des réserves,
“Pauvres fleurs, qui n'aviez fait de mal à personne !
” ou encore “ C'est tarte”. Le propriétaire
de la galerie, un monsieur Alphonse Daudet qui n'a pas écrit
Les Lettres de_mon moulin mais presque - il a fait du titre son
enseigne -, biffe les réserves à l'encre de Chine et
prétend qu'elles sont le fait de confrères jaloux.
C'est
dans cette ambiance rassurante et feutrée qu'un après-midi
de juillet Mathilde lit une lettre apportée par Sylvain de la
rue La Fontaine. Elle est de la main de sœur Marie de la
Passion, à Dax. Daniel Esperanza est mort. Il a été
inhumé dans un cimetière près de l'hôpital.
Il n'avait plus ni parent ni ami. Seule assistait à la
cérémonie, avec le prêtre et sœur Marie
elle-même, madame Jules Boffi, la veuve de son ancien caporal. À celle-ci, on a remis les quelques
effets du défunt et les souvenirs qui en valaient la peine,
mais quelques jours avant sa mort, il a laissé de lui, jeune,
avec des cheveux et des moustaches à la Max Linder, une photo
de plage qui se trouve dans l'enveloppe, pour montrer à
Mathilde qu'il ne s'était pas vanté, qu'il avait belle
allure.
À
Sylvain, qui l'attend pour partir, en examinant de tout près,
mains dans les poches, le cou tendu, des toiles dont il connaît
mieux qu'elle-même chaque pouce carré, elle dit qu'elle
n'a pas envie de rentrer dîner à la maison, qu'elle
aimerait aller avec lui dans un restaurant de Montparnasse et boire
après de ces tuent-le-cafard au rhum blanc qui vous
éblouissent. Il répond à la bonne heure, que ça
lui fera du bien, à lui aussi, parce que c'est pitié
qu'elle consente de brader ses fleurs comme une marchande des quatre
saisons, il en a gros sur le cœur de les voir partir, surtout
le champ de coquelicots, et cetera.
Au
diable les regrets et les nostalgies. On a un beau sujet de
discussion artistique pour la soirée.
Élodie
Gordes,
43,
rue Montgallet,
Paris.
Mercredi
7 juillet.
Mademoiselle,
Je
croyais plus facile pour moi de vous écrire, or voici trois
fois que je commence cette lettre et que je la déchire. Je ne
comprends pas en quoi ce qui me coûte tant de raconter vous
sera utile, ni le rapport que cela peut avoir avec la mort de votre
fiancé, mais vous dites que c'est vital, et je vous ai sentie
si malheureuse, l'autre jour, j'aurais honte en me taisant de vous
faire souffrir encore plus. Je vous supplie seulement de garder pour
vous mes confidences, comme je les ai gardées pour moi
jusqu'aujourd'hui.
Sur
la photo de ces soldats attachés, j'ai été
bouleversée de voir Kléber Bouquet, mais je n'ai menti
qu'à moitié en vous disant que je ne le connaissais
pas. Avant la guerre, pendant plus de trois ans, mon mari m'a parlé
de lui souvent, parce qu'ils partageaient leurs gains du samedi, à
la trôle, mais je ne l'ai jamais vu. Je ne savais même
pas son nom, mon mari l'appelait l'Eskimo.
Maintenant,
pour que vous me compreniez, il faut que je vous
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