Un long dimanche de fiancailles
mon
affaire. Et puis, c'est vrai, j'ai eu plaisir de repenser à
ces moments, même pourris, parce que j'ai finalement personne à
qui en parler.
Bonne
chance, mademoiselle, et merci de ce que vous m'enverrez.
Émile
Boisseau.
Mathilde
envoie deux cents francs et toute sa gratitude. Elle écrit sur
une feuille à dessin, d'une main qui tremble un peu, tant son
excitation est grande :
Une
nouvelle pièce du puzzle se met en place.
Véronique
Passavant rompt avec l’Eskimo pendant sa permission de juin
1916.
Benjamin
Gordes, dit Biscotte, en vient aux mains avec le même au retour
de cette permission et se fait muter dans un autre régiment
pour ne plus le côtoyer.
Dans
quel état d ' esprit le retrouve-t-il, condamné à
mort, à Bingo Crépuscule ? L’Eskimo prétend
qu'ils se sont réconciliés. Mais si la réconciliation
n'était pour Benjamin Gordes que pitié passagère
ou qu'hypocrisie ? S ' il a profité de la
circonstance pour assouvir sa rancune ?
Allié
ou ennemi, de toute façon, Benjamin Gordes a certainement
influencé le sort de l'Eskimo, et par conséquent celui
des quatre autres, en ce dimanche de neige.
La
raison de la brouille ne semble guère difficile à
deviner, mais comme dit Petit Louis : “Dans les histoires
de fesses, va donc savoir. ”
La femme prêtée
Juillet.
L'orage
éclate sur Paris au moment où Élodie Gordes, en
robe de coton bleu ciel, sort de son immeuble, rue Montgallet. Elle
court sous la pluie jusqu'à la voiture où Mathilde est
assise. Sylvain lui ouvre la portière et la fait entrer, puis
il s'enfuit, lui aussi courant, s'abriter dans le bistrot le plus
proche.
Élodie
Gordes a la trentaine timide, le visage assez beau, les yeux et les
cheveux clairs. Comme elle habite un quatrième étage,
Mathilde ne lui demande que pour la forme de l'excuser de l'avoir
fait descendre. “ Mais non, mais non ”, répond-elle,
“ le monsieur m'a dit votre triste fortune."
Ensuite,
plus rien. Elle regarde ses genoux, assise bien droite sur la
banquette, en se mordillant les lèvres, l'air au martyre. Pour
l'amadouer un peu, Mathilde lui demande combien elle a d'enfants.
Cinq,
dont quatre ne sont pas d'elle mais du premier mariage de Benjamin
Gordes. Elle ajoute : “C'est bien pareil. ”
Elle
se renferme dans son embarras. Mathilde cherche dans son sac la
photographie des condamnés que lui a donnée Esperanza
et la lui montre. Élodie contemple l'image de longues
secondes, les yeux agrandis, la bouche entrouverte, en secouant
doucement la tête. Le sang s'est retiré de ses joues.
Elle se retourne vers Mathilde, le regard craintif, et dit : “Je ne le connais pas ! ”
“Tiens,
donc. Lequel ne connaissez-vous pas ?” demande Mathilde.
Elle pose l'ongle de son index sur l'Eskimo. “ Celui-là ? ”
Élodie
Gordes secoue la tête de plus belle, sans rien regarder que
droit devant elle, et brusquement elle ouvre la portière pour
sortir de la voiture. Mathilde la retient par un bras, voit ses yeux
emplis de larmes. Elle lui dit : “ C'est donc à
cause de vous que votre mari et son ami Kléber se sont
fâchés ? ”
“
Laissez-moi. ”
Mathilde
ne veut pas la laisser. Elle lui dit : “Il est vital pour
moi de savoir ce qui s'est passé, ne comprenez-vous pas ? Ils étaient ensemble et mon fiancé avec eux, dans cette
tranchée de merde ! Qu'est-ce
qui : s'est passé ? ”
Maintenant, les larmes voilent sa vue, à elle aussi, et elle crie : “ Qu'est-ce qui s'est passé ? ”
Mais
l'autre continue de secouer la tête, la moitié du corps
déjà sous la pluie, sans plus articuler un mot.
Mathilde
la laisse aller.
Élodie
Gordes traverse la rue en courant, s'arrête au porche de son
immeuble, se retourne. Elle regarde Mathilde plusieurs secondes, qui
s'est traînée jusqu’à”à la
portière ouverte. Elle revient à pas lents,
indifférente à l'orage, dans sa robe trempée,
les cheveux collés au visage. Elle dit à Mathilde,
d'une voix lasse, sans timbre : “Ce n'est pas ce que vous
imaginez. Je vous l'écrirai. Je préfère. Je vous l'écrirai.
Que
le monsieur vienne chercher ma lettre dimanche soir." Elle
touche la joue de Mathilde de deux doigts mouillés, elle s'en
va.
Dans
une autre de ses vies, cette année-là, Mathilde expose
pour la première fois ses toiles dans une galerie parisienne.
Elle n'a évidemment aucune notoriété mais papa
beaucoup de relations, dont un banquier pressé qui se croit
chez le fleuriste et
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