Un long dimanche de fiancailles
comme a voulu Maman, est
décroché sur une console, il l'effraie au fur et à
mesure qu'elle s'en approche et encore plus, par son contact, quand
elle le soulève. Ou peut-être Mathilde inventera, en
toute bonne foi, ce pressentiment plus tard, quand elle se souviendra
de ce moment.
Pierre-Marie
vient d'apprendre par son ami officier le cimetière de
Picardie où Manech et ses quatre compagnons ont été
inhumés, chacun sous une croix qui porte son nom, en mars
1917. Leurs corps ont été retrouvés à
cette époque, après le repli allemand, à
l'endroit même où ils étaient morts deux mois
plus tôt, devant la tranchée de Bingo Crépuscule.
Le lundi 8 janvier, ils avaient été sommairement
enterrés, avec leurs vêtements et leurs plaques
d'identité, dans un trou d'obus, sous une bâche, par des
Britanniques charitables.
Pierre-Marie
dit : “Ma petite Matti, pardon de te faire du mal. Tu
savais qu'il était mort. Quand tu voudras, je te conduirai
là-bas moi-même, avec Sylvain."
Longtemps
après qu'il a coupé la communication, Mathilde a le
front posé sur la console, elle tient encore dans sa main
l'écouteur, qu'elle essaie de raccrocher en aveugle, qu'elle
laisse retomber au bout de son fil. Elle ne pleure pas. Elle ne
pleure pas.
Les mimosas d'Hossegor
Juin
1910
Mathilde
a dix ans et demi. C'est un vendredi ou un samedi, elle ne se
rappelle plus. Manech, lui, a treize ans depuis le 4. Il revient de
l'école, en culotte courte et tricot de marin, avec son
cartable sur le dos. Il s'arrête devant la grille qui entoure
le jardin de Poéma. Il voit Mathilde pour la première
fois, assise dans sa trottinette de l'autre côté.
Pourquoi
il passe devant la villa cet après-midi-là, mystère.
Il habite au-delà du lac d'Hossegor, il n'a aucune raison de
faire ce détour. En tout cas, il est là, il regarde
Mathilde à travers les barreaux, et puis il demande : “Tu
peux pas marcher ? ”
Mathilde
fait signe que non. Il ne trouve rien à dire, il s'en va. Une
minute après, il revient. Il a l'air embêté. Il
dit : “ Tu as des amis ? ”
Mathilde fait signe que non. Il dit, en regardant ailleurs, trouvant
tout cela très pénible : “Si tu es d'accord, moi je veux bien être ton ami."
Mathilde fait signe que non. Il lève la main par-dessus la
tête, s' écriant : “Eh, merde ! ” et il s'en va.
Cette
fois, elle ne le revoit pas d'au moins trois minutes. Quand il est à
nouveau de l'autre côté des barreaux, Dieu sait ce qu'il
a fait de son cartable, il a les mains dans les poches, il se donne
l'air tranquille et avantageux. Il dit : “Je suis costaud.
Je pourrais te balader sur mon dos pendant tout le jour. Tiens, je
pourrais même t'apprendre à nager. ". Elle dit, pécore : “ C'est pas
vrai. Comment tu ferais ? ” Il dit : “Je sais comment. Avec des
flotteurs pour tenir tes pieds en haut." Elle fait signe que
non. Il gonfle les joues et souffle de l'air. Il dit : “Je vais pêcher avec mon père, le dimanche. Je
peux te ramener un merlu comme ça !” Il montre avec
les bras un poisson comme une baleine. “Tu aimes le merlu ? ” Elle fait signe que non.“Le bar ? ” Pareil. “Les pattes de crabe ? On en ramène plein, dans les filets. ” Elle fait tourner
son fauteuil et pousse sur ses roues, c'est elle qui s'éloigne.
Il crie derrière elle : “
Parisienne, va ! Et moi qui allais me
laisser prendre je sens peut-être trop la poiscaille pour toi,
pas vrai ? ” Elle hausse les
épaules, elle l'ignore, elle roule vers la maison aussi vite
qu'elle peut. Elle entend Sylvain qui élève la voix,
quelque part dans le jardin : “Dis
donc, le drôle, tu veux que je te botte le cul, moi ? ”
Au
soir, dans son lit, Mathilde rêve que son petit pêcheur
la promène sur le chemin du lac dans la forêt et dans
les rues de Cap-Breton, et les dames sur leur porte disent : “
Qu'ils sont beaux, tous les deux, regardez cette amitié
infectible ! ”
Quand
elle saura, par Maman, qu'infectible n'existe pas, elle sera très
déçue, elle fera dire aux dames : “Regardez
cette amitié infectieuse", et, plus tard “ Cet
amour infecté."
Il
revient le lendemain après-midi, à la même heure.
Elle l'attend. Cette fois, il s'assoit sur le muret, de l'autre côté
de la grille. Pendant un moment, il ne la regarde pas. Il dit : “J'ai plein d'amis, à Soorts. Je sais pas pourquoi je me
dérange pour toi. ” Elle dit : “C'est vrai que tu saurais m'apprendre à
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