Un long dimanche de fiancailles
téléphoné aujourd'hui
de mon travail, pour l'autoriser à vous donner toutes les
informations qu'il a recueillies sur la mort de mon mari.
Croyez,
mademoiselle, que je vous souhaite d'aboutir dans vos recherches,
même s'il m'est impossible d'en comprendre l'objet. Avec toute
ma sympathie,
Élodie
Gordes.
Germain
Pire,
PIRE
QUE LA FOUINE,
Filatures
et Recherches en tout genre,
52,
rue de Lille, Paris.
Samedi
17 juillet 1920.
Mademoiselle,
Suite
à notre conversation d'hier dans la galerie du quai Voltaire,
j'ai regardé attentivement le dossier Benjamin Gordes.
Je
vous l'ai dit, je n'ai pas enquêté personnellement sur
cette affaire, mais mon collaborateur, en l'occurrence mon frère
Ernest, a noté scrupuleusement les témoignages qu'il a
pu rassembler. Vous le comprendrez aisément, nos efforts ne
tendaient alors qu'à prouver le décès du caporal
Benjamin Gordes, rien de plus, ce qui a limité nos recherches.
Néanmoins,
je suis en mesure de vous éclairer sur plusieurs points qui
vous intéressent.
L'ambulance
française de Combles, le lundi 8 janvier 1917, était
installée dans la moitié d'un bâtiment de deux
étages, en équerre au nord du village, à
proximité d'une voie ferrée montée par le génie.
L'autre moitié de ce bâtiment était occupée
par les Britanniques. L'endroit avait déjà beaucoup
souffert des tirs d'artillerie, tant alliés qu'ennemis, au
cours des offensives de 1916. Le bombardement de ce jour-là,
entre onze heures du matin et deux heures après midi, a
provoqué l'effondrement d'une partie du premier étage,
côté français. On a compté sous les
décombres et dans les alentours treize morts, soldats et
personnel de l'ambulance confondus.
Le
lieutenant-médecin jean-Baptiste Santini figure effectivement
sur la liste des malheureux tués.
Le
caporal Benjamin Gordes, arrivé à l'ambulance un peu
plus tôt dans la matinée, parmi les blessés de
violents affrontements en première ligne, était touché
à la tête, comme en fait foi le registre des admis, il
devait être évacué sur un hôpital de
l'arrière quand le bombardement a éclaté. Son
cadavre, non identifié jusqu'à notre enquête, a
pu l'être grâce aux témoignages de survivants que
nous avons retrouvés.
Ils
sont au nombre de trois, une sœur-infirmière de
Saint-Vincent-de-Paul et deux blessés qui ont vu Gordes avant
l'effondrement de l'étage.
Le
détail que vous me demandiez hier et qui m'était sorti
de la tête, si jamais il s'y est trouvé, ce que je ne
crois pas car je m'en serais souvenu, est celui-ci : le caporal
Benjamin Gordes, les trois témoins l'on dit, portait à
ses pieds des bottes allemandes. Il les mettait dans la tranchée
pour avoir plus chaud, le baroud l'avait surpris comme ça.
Sur
ce point, je ne peux m'empêcher de me poser à moi-même,
sinon à vous, une question : que le caporal Benjamin
Gordes portait des bottes allemandes ce jour-là, puisque vous
vouliez me le faire dire, comment le saviez-vous ?
Je
persiste à croire, mademoiselle, que vous devriez vous montrer
plus loquace envers moi. Qui sait si je ne résoudrais pas au
plus vite le problème dont vous préférez ne pas
m'entretenir ? Je peux retrouver n'importe qui. J'ai l'habitude.
La question de mes honoraires, si elle vous préoccupe, serait
vite réglée je vous l'ai dit, j'aime formidablement
votre peinture. À défaut du
champ de coquelicots, dont une pastille collée, d'un noir
attristant, me dit qu'il est déjà vendu, je me
contenterais de cette toile, les mimosas au bord d'un lac, avec ce
peuplier au tronc gravé de trois M. Vous voyez que je remarque
tout.
Mes
frais en plus, évidemment. Mais je mange peu, dors dans de
modestes chambres, ne bois que de l'eau et ne donne la pièce
qu'avec parcimonie.
Pensez-y.
Même
si vous n'y pensez pas, croyez à mes compliments sur votre
talent et que je suivrai attentivement votre carrière.
Je
regretterai longtemps de ne pas vivre avec ce champ de coquelicots.
Germain
Pire.
C'est
un petit homme sous pression, aux yeux vifs, à la moustache en
accent circonflexe, aux cheveux rares, lissés avec soin, qui
s'habille de manière surannée. En plein été,
monsieur Pire que la fouine porte redingote, col dur, lavallière,
chapeau melon et guêtres blanches. Peut-être la
lavallière n'est-elle dans la panoplie que pour se donner
l'air artiste.
Dans
sa jeunesse, avoue-t-il avec juste ce qu'il faut de nostalgie, il a
lui-même “ tâté des pinceaux".
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