Un long dimanche de fiancailles
sert de jeton pour marquer. Quand Manech perd, il dit :
“Ce jeu idiot pour macaroni”, et quand il gagne : “ Faut calculer vite, à ce jeu-là. ”
Une
autre année - 1913 probablement, car les nénés
de Mathilde poussent comme des pommes et elle a ses embarras -, ils
trouvent une tortue exténuée sur le chemin du lac, sans
doute partie en pèlerinage pour Saint-Jacques-de-Compostelle,
ils l'adoptent et l'appellent Scopa. Malheureusement, ils la
nourrissent trop bien et elle est encore plus dévote que
mademoiselle Clémence. Sitôt rétablie, elle
reprend la route de l'aventure.
Et
l'océan, le grand, le terrifiant océan aux vagues de
vacarme, aux explosions de neige et de perles, Mathilde y entre
aussi, accrochée au cou de Manech, à l'étouffer,
à l'étrangler, en criant d'effroi et de plaisir à
tue-tête, bousculée, noyée, meurtrie, mais
toujours avide d'y retourner.
Pour
remonter les dunes, après le bain, Mathilde sur son dos,
Manech n'en peut plus, il s'en veut de devoir s'arrêter pour la
déposer sur le sable et reprendre haleine. C'est là, au
cours d'une halte forcée, durant l'été 14, à
quelques jours de la guerre, que Mathilde, voulant l'embrasser sur la
joue, pour le réconforter, laisse glisser ses lèvres
et, le diable aidant, l'embrasse sur la bouche. Elle y prend goût
si vite qu'elle se demande comment elle a pu attendre si longtemps et
lui, ma foi, il est rouge jusqu'aux oreilles, mais elle sent bien
qu'il ne déteste pas la nouveauté.
L'été
de la guerre. Pour son frère Paul, marié depuis
quelques mois, un premier moutard déjà commandé,
c'est l'intendance au fort de Vincennes. Il est lieutenant de
réserve. À table, la ni belle ni sœur est
péremptoire : elle sait, par un charcutier qui livre son
boudin à un gros képi de l`Etat-Major - “vous
comprenez certainement qui je veux dire” -, que la paix est
prévue pour dans un mois jour pour jour, sans qu'on se soit
battu, Guillaume et Nicolas ont déjà signé un
pacte secret approuvé par le roi d'Angleterre, l'archiduc
d'Autriche et Dieu sait qui encore, le Négus peut-être,
tous ces bruits de tambours n'ont été déclenchés
que pour sauver la face. Même Pois-Chiche, qui ne pète
pas encore à tout bout de champ, sinon la réponse
serait cinglante, préfère aller voir ce qui se passe
dans le jardin.
En
août aussi, Sylvain s'en va, quartier-maître, mais aux
approvisionnements de la marine et pas plus loin que Bordeaux. Une
fois par mois jusqu'en 1918, il pourra venir à Poéma se
faire dire par Bénédicte qu'il est bel homme, surtout
sous son bachi à pompon rouge.
Le
père de Manech est trop vieux pour la guerre, le père
de Mathilde aussi, et même sans être bête comme la
Clémence de Paul, personne ne peut croire qu'elle durera assez
longtemps pour que Manech, qui vient d'avoir dix-sept ans, doive un
jour y aller.
L'été
14 reste pour Mathilde celui des premiers baisers, des premiers
mensonges. Devant Bénédicte et Maman, elle joue avec
Manech les enfants attardés, ils ne se parlent que de petits
bonheurs futiles ou ne se parlent pas du tout, ils partent avec
Catapulte qui jamais ne les dénonce.
L'été
15 est celui de la jalousie, de la terreur, car Mathilde n'est pas
longtemps sans savoir par sa gazette des Landes que Manech se montre
sur la grand-plage de Cap-Breton avec une blonde anglaise de
Liverpool, nommée Patty, de cinq ans son aînée,
déjà divorcée, avec qui il joue probablement à
d'autres jeux que la Scopa ou les embrassements furtifs. Bénédicte,
avec une naïve cruauté, affirme qu'un garçon de
son âge doit faire son apprentissage, qu'il n'en sera plus tard
que meilleur époux auprès d'une fille du pays, et que
Mathilde ne peut lui en vouloir s'il vient moins souvent “ la
promener". “ Que veux - tu”, dit-elle en
repassant son linge, “il a grandi, et cela m'étonnait un
peu, joli comme il est, qu'il n'ait pas encore fait parler de lui."
Quand
Mathilde reproche à Manech de n'être pas venu de toute
une semaine, il détourne la tête, penaud, il dit qu'il a
beaucoup de travail. Quand elle veut l'embrasser, il détourne
aussi la tête, il dit qu'il ne faut plus, qu'il a honte de
tromper la bienveillance des parents de Mathilde. Quand elle l'accuse
de fricoter avec une chipie anglaise, il se ferme, il ramène
Mathilde à la maison sans prononcer un mot et repart avec la
mine sombre.
Reste
à Mathilde, dans son lit, de se délecter des supplices
qu'elle voudrait
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