Un long dimanche de fiancailles
En
amateur, cela va sans dire.
Il
s'assoit face à Mathilde, au fond de l'étroite galerie,
leurs genoux presque à se toucher. Il écrit, dans un
petit carnet qui n'a plus d'âge, le nom, les prénoms, la
date de naissance de Tina Lombardi et les lieux où on aurait
pu la rencontrer depuis trois ans, Marseille, Toulon, La Ciotat, une
maison close sur la route de Gardannes. L'œil égrillard,
il dit : “ Hé, hé,
voilà une enquête qui me changera des tristesses
guerrières. ” Il ajoute aussitôt : “ Mais je ne consommerai pas, soyez-en sûre. Je ne mêle
jamais le travail à la bagatelle."
Pour
récompense de ses services, s'ils sont couronnés de
succès, Mathilde lui donnera un tableau, mais surtout pas les
mimosas, qui ne sont la que pour être vus et qu'elle veut
garder pour elle. Il se lève, fait à nouveau le tour
des lieux en s'affublant d'un pince-nez, soupire lourdement devant
chaque toile. À bout d'indécision, il opte pour un
massif d'hortensias rose-parme sur fond de pins.
Ses
frais en plus, évidemment.
Au
moment de la quitter, il dit à Mathilde : “
Peut-être aurez-vous davantage confiance en moi quand je vous
aurai retrouvé cette femme de mauvaise vie. Pourquoi ne me
racontez-vous pas franchement votre affaire ?” Mathilde
répond que cela aussi, elle veut le garder pour elle. Il est
déjà sur le trottoir du quai, dans l'encadrement de la
porte. Il dit : “ Voyez si je
suis bon. Sans supplément d'honoraires, je vais en revenir à
votre annonce dans le journal et vous retrouver également ce
soldat, Célestin Poux."
Mathilde
ne peut faire moins que de lui ouvrir la piste : “Autant
que je sache, et s'il vit toujours, il a environ vingt-cinq ans, les
cheveux blonds, les yeux bleus, il vient de l'île d'Oléron.
Il était dans la compagnie de Benjamin Gordes."
Monsieur
Pire que la fouine note cela debout, son vieux carnet appuyé
contre la vitrine de la galerie. Il laisse son crayon dans le carnet,
il serre le tout avec un élastique. Il dit : “C'est
comme si vos hortensias fleurissaient déjà chez moi , jeune fille."
Pour
montrer comme il est déterminé, il tape du plat de la
main sur son melon, il l'enfonce presque aux sourcils.
Un
autre soir, Mathilde fait la connaissance de Véronique
Passavant dans le petit salon de la rue La Fontaine. L'amante de
l'Eskimo est bien la belle plante qu'on lui a décrite. Sous un
bibi de fine paille garni d'un rien de tulle ciel, couleur de sa
robe, elle boit son porto d'une bouche timide, impressionnée
peut-être par la maison, peut-être aussi par une
infirmité qu'elle savait mais qui restait abstraite.
Heureusement, cela ne dure pas.
La
femme qui est venue l'interroger dans la boutique où elle
travaillait, en mars 1917, ne lui a pas dit son nom. Elle était
jeune et jolie, quoiqu'un peu vulgaire, brune, les yeux sombres. Elle
avait la jupe et le manteau courts aux mollets, le chapeau à
larges bords des conquérantes. Elle parlait très vite,
avec une véhémence contenue et l'accent du Midi.
Des
cinq condamnés, elle ne se préoccupait que de son homme
et de Kléber Bouquet. À aucun moment elle n'a parlé
des autres. Elle répétait : “Je vous en supplie, ne me mentez pas. Si le vôtre vous a
fait signe, dites-le-moi. Ils se cachent ensemble. Je les sortirai de là tous les deux." Elle semblait certaine
que celui qu'on appelait l'Eskimo avait survécu. Véronique
lui a demandé : “ Vous en
avez la preuve ? ” Elle a répondu : “C'est tout
comme." Du second survivant, elle disait : “Tel qu'on me l'a dépeint, ce doit être mon homme.
Mais il était au plus mal. Ce qui est advenu de lui , j'ai peur d'y penser."
Et
puis, elle a pleuré, sans essuyer ses larmes, le visage
fatigué, regardant par terre, dans la réserve du
magasin où Véronique l'avait entraînée. A
la fin, n'obtenant rien qui ranime son espoir, elle a lancé :
“ Si vous savez quelque chose et que vous vous méfiez de
moi, vous êtes une gamelle et une salope, vous ne valez pas
plus cher que les fumiers qui ont fait ça ! ”
Et
elle est partie.
Maintenant,
dans le petit salon décoré en joyeux par Maman, c'est
Véronique Passavant qui s'est mise à pleurer. Elle
dit : “Si Kléber était vivant, il me
l'aurait fait savoir, j'en suis sûre. En 17, à cause de
cette folle, je me suis imaginé n'importe quoi, j'ai attendu
et attendu, mais trois ans et demi c'est impossible, elle m'a mis des
idées dans la tête qui ne tenaient pas
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