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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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sa compagnie, tous des anciens de la territoriale, qui lui
semblaient, pour la tête autant que pour le reste, les plus
robustes. Ils ont pris leurs fusils, des cartouches et de quoi
manger. Ils ont enfilé sur une manche de leur capote, et lui
avec eux, le brassard bleu ciel qui leur était fourni, frappé
en noir de la lettre P. Esperanza leur a dit que cela signifiait
Prévôté ou Police. Sur quoi, un caporal qui
respectait son sergent mais buvait le coup avec lui s'est permis de
répliquer : “Allons donc, ça veut dire
patate, oui." Ils savaient tous, à ce moment, qu'ils
avaient été désignés pour accompagner des
condamnés à mort.
    “Et
les fusiller ?” veut savoir Mathilde, et si son Manech
était un des cinq, et elle crie, maintenant, et elle s'entend
crier mais elle est sans voix.
    Daniel
Esperanza secoue la tête, secoue sa vieille tête aux
cheveux couleur de brouillard et il supplie :
    “Taisez-vous,
taisez-vous, on ne les a pas fusillés ! Je veux vous dire
que j'ai vu votre fiancé vivant, et que la dernière
lettre que vous avez reçue de lui, c'est moi qui l'ai prise en
dictée, c'est moi qui vous l'ai envoyée !”
    Il
est vrai que la dernière lettre de Manech, datée du
samedi 6 janvier 17, n'était pas de sa main. Elle commence par
ces mots : “Aujourd'hui, je ne peux pas écrire, un
camarade landais le fait pour moi."
    Mathilde
ne veut pas pleurer.
    Elle
demande : “ Vous êtes des Landes ?”
    Il
dit : “De Soustons."
    Elle
demande, et c'est à peine un souffle qui lui vient des
entrailles : “ Manech était un des cinq, c'est bien
ça ? ”
    Il
baisse la tête.
    “Mais
pourquoi ? Qu'avait-il fait ?
    Il
dit : “Comme les autres. Ils étaient tous condamnés
pour mutilation volontaire."
    Il
élève une main tannée, brune, striée de
veines dures.
    Mathilde
a un hoquet. Elle regarde cette main, elle la regarde sans pouvoir
articuler un mot. Elle ne veut pas pleurer.
    Un
camion est venu nous chercher, reprend Daniel Esperanza dans cette
poudre de lumière entre les branches des pins. Il nous a
laissés à une vingtaine de kilomètres au nord,
dans les ruines d'un village qui s'appelait Dancourt ou Nancourt, je
ne me souviens plus. Il y a trente mois de cela, mais tant de choses
se sont passées, il me semble que c'est trente ans, je ne me
souviens plus. C'est là que nous devions prendre en charge les
cinq malheureux soldats.
    Il
était quatre heures de l'après-midi. Toute la campagne
était sous la neige. Il faisait froid. Le ciel était
blanc. On distinguait à peine l'horizon mais, jusqu'à
l ' horizon, pas un éclatement d'obus, pas un ballon en
l'air, pas un signe de la guerre, sauf la désolation qui nous
entourait, dans ce village où plus un mur n'était
debout et dont j'ai oublié le nom.
    Nous
avons attendu. Un bataillon de Noirs qui descendaient au repos,
emmitouflés dans leurs peaux de biques et leurs cache-nez, a
défilé devant nous, par petits groupes transis, en un
désordre épuisé. Ensuite une ambulance
automobile est venue, avec un lieutenant-médecin et un
infirmier. Ils ont attendu avec nous.
    Le
premier à voir du monde arriver sur la route par où
étaient partis les Sénégalais, le caporal Boffi
dont j'ai déjà parlé, qu'on appelait Bouffi mais
pas sans risques, a manqué une autre occasion de se taire :
“ Bigre, ils sont pas pressés de mourir, ces gens - là !”
L'infirmier lui a fait remarquer que cela ne lui porterait pas chance
de dire des choses pareilles, et il avait raison. Boffi, que j'aimais
bien, avec qui je jouais aux cartes, est mort cinq mois plus tard,
non pas dans l'Aisne, où l'on massacrait sans voir, mais dans
un chantier de l'arrière, du bras vengeur d'une grue sous
laquelle il feuilletait un vieil almanach Vermot. Comme quoi, il faut
toujours faire attention à ce qu'on dit et plus encore au
choix de ses lectures, telle fut l'oraison funèbre de notre
capitaine en apprenant l'histoire.
    Vous
êtes sans doute offusquée, mademoiselle - Mathilde,
depuis longtemps, ne s'offusque plus de rien qui touche à la
guerre, que j'aie le cœur de plaisanter en vous racontant cet
après-midi terrible - elle sait que la guerre n'engendre
qu'infamie sur infamie, vanité sur vanité, excréments
sur excréments, mais nous en avons tant vu, nous avons tant
souffert que notre pitié s'est usée - et que sur les
champs de bataille dévastés ne poussent que le
chiendent de l'hypocrisie ou la pauvre fleur de la dérision,
si nous

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