Un long dimanche de fiancailles
tirer.
Nous
avons marché vers Bouchavesnes, les prisonniers en file,
chacun encadré de deux soldats. La tranchée de première
ligne où je devais les conduire portait un numéro mais,
à la guerre, il en allait des tranchées comme des
bonhommes, on retenait plus facilement les surnoms. Celle-là,
on l'appelait, ne me demandez pas pourquoi, Bingo Crépuscule.
À l'entrée des boyaux, après deux kilomètres
d'une route crevée par les obus, dans un paysage où
n'existait déjà plus ni maison, ni arbre, ni rien que
la neige,
Un
soldat nous attendait pour nous guider, en train de blagasser avec
des artilleurs.
Les
lacis, ensuite, nous ont semblé interminables, on pataugeait
dans la boue et les prisonniers avaient toutes les peines à
marcher. À chaque instant, il nous fallait les soutenir. Le
caporal Six-Sous est tombé dans une flaque. On l'a remis
debout, il ne s'est pas plaint. J ' avais
honte, comme le chef des dragons qui m'avait parlé au village,
d'emmener ainsi, misérables, cinq des nôtres sous les
regards des bonhommes qui attendaient de monter en ligne ou en
descendaient, plaqués contre les parapets pour nous livrer
passage.
Le
soleil était une grosse boule rouge dans le ciel d'hiver, il
éclairait de ses reflets sans chaleur, par-delà nos
lignes et la plaine enneigée, la saignée noire et
sinueuse des positions allemandes. Tout était silencieux, plus
étrangement que je ne l'ai jamais connu à la guerre.
Seul un chuchotement s'élevait de loin en loin, comme partout
sur le front, pour demander de faire attention au fil du téléphone,
parce que ce fil, où nous allions, était tout ce qui
reliait les hommes au monde des vivants.
À
un demi-kilomètre encore de Bingo Crépuscule, nous
sommes arrivés à un carrefour de boyaux et de tranchées
de seconde ligne baptisé place de l 'o péra.
La
nous attendait un capitaine, au milieu de soldats à leurs
travaux, un passe-montagne sous son képi, enveloppé
depuis le col jusqu'à la pointe des bottes d'une fourrure
d'automobiliste. Seuls émergeaient de lui un nez pointu, une
bouche amère, des yeux hostiles. Il avait reçu, comme
moi, ses ordres de la prévôté, par
l'intermédiaire d'un chef de bataillon peu pressé de
venir se mouiller dans une sale affaire, il était à
cran.
Dans
l'abri où aboutissait le téléphone, il m'a pris
à part, en demandant à un caporal qui se trouvait là
d'aller respirer le bon air un moment. Il m'a lancé tout à
trac : “Bordel de merde, Esperanza, vous ne pouviez pas
vous arranger pour larguer ces pauvres types en route ? ” Je n'ai pas voulu comprendre. Il m'a dit : “Tourner les yeux pour qu'ils s'enfuient, leur botter le cul
pour qu'ils courent plus vite, n'importe quoi ! ”J ' ai répondu : “Je serais dans de beaux draps, maintenant. Vous ne voulez pas
d'histoires mais mon commandant encore moins. Moi, mes ordres sont de
vous amener cinq condamnés en conseil de guerre.
Ce
que vous en ferez, je n'ai pas à le savoir, sinon on me
l'aurait dit."
Il
était encore plus furieux : “Ah, parce qu'on ne
vous l'a pas dit ? Eh bien, moi, non seulement je ne suis pas
cachottier, mais je tiens à ce que vous le sachiez ! À la nuit, les bras attachés, on va les balancer dans le bled,
en avant des barbelés de Bingo, et on les y laissera crever ou
se faire trouer la peau par ceux d'en face ! Voilà mes ordres à moi, sergent ! Ou dois-je dire prévôt ? Voilà mes saletés d' ordres ! Avez-vous déjà entendu pareilles conneries ? ”
Il
a frappé du poing sur l'établi où était
tout l'appareillage du téléphone, et un quart de vin
qu'y avait laissé le téléphoniste s'est
renversé, le vin coulait sur le bois puis, goutte à
goutte, jusqu'à terre. Oui, je regardais des gouttes de vin
tomber sur le sol et ne savais quoi répondre. J ' avais
entendu parler de ce châtiment qu'on réservait à
des soldats perdus, mais c'était longtemps avant, au début
de 1915, en Artois, et on racontait tant de choses, à la
guerre, que je n'y avais pas cru tout à fait.
Le
capitaine, après ça, s'est calmé brusquement. Il
s'est assis au bord d'une couchette. Il m'a expliqué que son
régiment avait perdu beaucoup de monde dans la pénible
avancée de l'été mais que, depuis plusieurs
semaines, le secteur était comme assommé par les
combats, il y avait un accord tacite avec les Boches pour rester
tranquille de part et d'autre. Il m'a dit :
“
On ne fraternise pas, on s'ignore, on
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