Un long dimanche de fiancailles
les
Britanniques, il était réfugié avec sa femme
chez son frère cadet, marchand de biens à Compiègne.
Il s'est laissé dire que c'est la petite drôlesse de ses
voisins, les Rouquier, qui, vadrouillant dans les tranchées
dévastées, en quête de souvenirs, a découvert
la tombe, alerté des soldats et reçu une belle paire de
claques de sa mère pour récompense de sa bonne volonté.
Autant qu'il s'en souvienne, l'enfant s'appelait Jeannette, elle doit
aller sur ses dix-sept ou dix-huit ans. Il dit : “C'est miracle si elle n'est pas morte ce jour-là. Les
démineurs n'avaient même pas encore déblayé
le plus gros et quand ils l'ont fait, il y avait de quoi exploser un
village."
Avant
de repartir, on emmène Mathilde dans sa chaise à
porteurs jusqu'au musée à côté, alors
qu'elle n'a hâte que de retourner à Bingo et de trouver
les Rouquier. C'est une grande salle flanquée de niches en
maçonnerie où, sous des lumières électriques
de cauchemar, l'attendent des mannequins grandeur nature de soldats
français, britanniques et allemands, habillés
d'horreur, avec leurs sacs et leurs armes, leurs yeux sans regard,
leur immobilité terrible. Le Manchot est très fier de
son œuvre, il y a investi ses économies et l'héritage
de ses descendants jusqu'à la quinzième génération.
Il montre à Mathilde, sur une grande table de ferme plantée
au milieu, couverte de boutons d'uniformes, de pattes d'épaule,
d'insignes, de couteaux, de sabres, tout bien rangé, une boîte
en métal, rouge, de cigarettes ou de tabac Pall Mall, il dit : “C'est une pareille à celle-là que la drôlesse
a trouvée dans mon champ, enfoncée dans la tombe des
cinq soldats. Dedans, m'a raconté sa mère, un des
Canadiens qui les ont enterrés avait eu la bonté de
mettre un mot écrit pour ne pas les abandonner sans épitaphe.
”
L'air
de la route, ensuite. Mathilde, qui ne Le dérange que dans les
moments où elle ne peut faire autrement, demande au bon Dieu
de ne jamais lui infliger, dans ses nuits, de rêver de ce
musée, même si elle est méchante, même s'il
lui arrivait encore d'imaginer qu'elle fait écarteler, par des
chevaux de uhlans à tête de mort, un sergent de
l'Aveyron nommé Garenne, comme les lapins.
La
ferme des Rouquier, que Célestin Poux trouve vite, sans besoin
d'être orphelin, est une bâtisse de pierre, de brique, de
broc, de ciment, rebouchée partout, tenue debout par de
grandes poutres entre lesquelles on fait sécher le linge.
Madame Rouquier dit que sa fille est partie avec le gros ventre et un
vagabond lensois en Normandie, qu'elle a reçu une carte de
Trouville, lui apprenant qu'elle allait bien et faisait des ménages,
qu'elle accoucherait en octobre. Sylvain et Célestin restent
dans la cour à jouer avec les chiens. Mathilde boit un verre
de limonade dans une cuisine proprette qui sent le bouquet d'ail
pendu au plafond, comme dans le Midi, c'est bon pour le cœur et
ça écarte le Diable.
La
petite Jeannette a déterré la boîte de Pall Mall.
Elle avait dix ans, elle savait lire. Elle a couru sur la route et
rencontré des soldats. Elle est revenue à la ferme et a
pris la juste paire de baffes qu'elle méritait pour s'en aller
courir comme un poilu au milieu des saletés qui explosent. À
partir de là, madame Rouquier prétend avoir tout vu.
Elle est allée trouver les soldats qui ouvraient la tombe,
dans le champ de Hyacinthe Deprez. On a tout de suite apporté
cinq cercueils de bois blanc pour y mettre les cadavres. Elle dit à
Mathilde : “ Évidemment, ils n'étaient pas
beaux à voir." Mathilde répond froidement : “On s'en doute." En tout cas, ils étaient tous les
cinq sous une grande bâche brune, qui un pansement à la
main gauche, qui un pansement à la main droite. Madame
Rouquier ne pouvait pas s'approcher de trop, surtout que d'autres
gens du voisinage étaient venus et que les soldats
commençaient à la trouver mauvaise, mais elle a tout
entendu, tout. Elle sait, par exemple, que l'un des malheureux tués
s'appelait Notre-Dame et un autre Bouquet, comme un bouquet de roses,
et encore un autre avait un nom italien. Celui qui commandait les
soldats, un caporal ou un sergent, elle n'a jamais su reconnaître
les grades, lisait tout haut les noms et l'année de la classe
sur les plaques militaires des morts, avant qu'on les mette dans
leurs linceuls, et elle s'en souvient, le plus jeune devait avoir
tout juste vingt ans.
On
a emmené les cercueils dans un camion
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