Un long dimanche de fiancailles
à chevaux. Il
faisait froid. Les sabots et les roues glissaient dans les ornières
glacées. C'est alors qu'un des soldats, un Parisien mauvais,
s'est retourné pour crier aux gens qui se trouvaient là :
“Bande de vautours, va ! Vous
n'avez donc rien de mieux à faire que de reluquer la mort ? ” Certains ont été tellement outrés qu'on
les traite ainsi qu'ils s'en sont plaints au maire, rentré
depuis peu, mais lui s'est fait traiter bien pire par l'officier à
qui il présentait la chose, l'autre lui a dit de se trouver un
violon pour pisser dedans, vous vous rendez compte, pisser dedans,
que ce serait tout pareil que d'user sa salive avec lui. Ensuite, en
avril, ces soldats sont partis, les Anglais avaient plus de
politesse. Ou alors, c'est qu'on ne les comprenait pas.
Un
peu plus tard, une brise s'est levée qui agite les feuilles
des deux ormes de Bingo Crépuscule.
Mathilde
a voulu revenir là une dernière fois. Célestin
Poux lui dit : “Tu te fais du mal. À quoi ça sert ? ” Elle n'en
sait rien. Elle regarde les feux du couchant éclairer la
colline. Sylvain est parti dans l'auto chercher de l'essence. Elle demande : “Ce gant que tu as
donné à Manech, il était comment ? ”
Célestin
lui dit rouge, avec des bandes blanches au poignet, tricoté
par une copine d'enfance, à Oléron. Comme il hésitait
à se séparer d'un souvenir de sa copine, il a porté
l'autre à sa main droite le reste de l'hiver, assorti à
un gant d'officier, en chevreau beurre-frais, dont il avait trouvé
la paire quelque part.
Elle
l'imagine facilement avec un gant de laine rouge et un autre de cuir
beurre-frais, le casque sur la tête, chargé de ses
musettes, de son bouthéon et de ses boules de pain. Elle le
trouve très émouvant. Il demande : “Pourquoi
veux-tu savoir comment était mon gant ? La dame Rouquier t'a dit qu'un des cinq enterrés ici le
portait ?” Elle répond : “Justement non. ” Il réfléchit : “Elle ne l'a peut-être pas remarqué. Elle apeut-être oublié. Ou bien Manech ne l'avait
plus." Mathilde pense que pour un gant aussi voyant, cela fait
beaucoup de peut-être. Il reste encore un instant silencieux,
debout à côté d'elle. Il dit : “ Quand il faisait son bonhomme de neige, Manech l'avait, c'est
vrai. La dame Rouquier n'a pas vu les choses d'aussi près
qu'elle le dit, voilà tout. ”
Il
marche dans le champ. Elle devine qu'il essaye de se repérer
aux arbres et au lit du ruisseau pour arriver à l'endroit du
bonhomme de neige. Il est à cinquante, soixante mètres
d'elle. Il crie : “Le Bleuet était ici quand les
camarades l'ont vu tomber. Ils ne l'ont quand même pas inventé ! ”
Mathilde
s'est attachée au soldat Toto. Il est compréhensif avec
elle et peu avare de son temps. En plus, il a porté tout un
hiver des gants dépareillés pour aider Manech. Sinon,
elle l'enverrait volontiers se trouver un violon.
Ce
soir-là, vendredi 8 août 1924, à l'Auberge des
Remparts de Péronne, trois événements se
produisent en moins d'une heure, si bouleversants pour Mathilde
qu'elle aura toujours de la peine, dans son souvenir, à les
dissocier, ils seront le même éclair du même
orage.
D'abord,
quand elle se met à table dans la salle à manger, une
jeune femme de son âge vient vers elle, en robe beige et noir
sous un chapeau cloche, et se présente, parlant français
presque sans accent. Elle est mince, pas très grande, brune
aux yeux bleus, ni laide, ni jolie, autrichienne. Elle voyage avec
son époux, qu'elle a laissé à l'autre bout de la
salle finir ses écrevisses, qui, lui, est prussien, employé
des douanes, et se lève tout droit quand Mathilde regarde dans
sa direction, pour la saluer d'un rigoureux mouvement de tête.
Elle s'appelle Heidi Weiss. Elle a su par un maître d'hôtel
que Mathilde a perdu son fiancé dans une tranchée
nommée Bingo Crépuscule ou Bing au Crépuscule,
ou plus probablement Byng au Crépuscule, car un général
anglais redoutable portait ce nom, elle s'est arrêtée
aujourd'hui pour aller prier sur la tombe de son frère
Gunther, qui a été tué devant Bingo lui aussi, à
l'âge de vingt-trois ans, le premier dimanche de janvier 17.
Mathilde
fait signe à Sylvain d'approcher pour la jeune Autrichienne
une chaise. Heidi Weiss s'assoit en demandant aux deux hommes s'ils
ont été mobilisés. Ils disent oui. Elle dit
qu'il ne faut pas lui en vouloir si elle ne peut leur serrer la main
comme à Mathilde, son frère est
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Eis und Dampf: Eine Steampunk-Anthologie (German Edition) Online Lesen
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